mardi 6 février 2007

La France a-t-elle l'université qu'elle mérite ?

Pour Madame Jacqueline de Romilly, membre de l'Académie française ... c'est ... sans hésiter : Non, la France n'a pas l'enseignement qu'elle mérite. Et cela je crois est fort grave. Dans ce domaine, une crise s'est formée, année après année, et toute crise est grave lorsqu'elle touche à ce qui constitue l'avenir de notre pays. Ceci posé, l'enseignement me paraît une réalité trop importante et surtout trop complexe pour que je ne sois pas opposée à l'idée d'une réforme globale, plus ou moins improvisée, qui nécessairement laisserait de côté des éléments importants. Le résultat aurait toutes chances d'être pire que le mal. En fait, j'ai enseigné à tous les niveaux, depuis le simple collège jusqu'au Collège de France. Il m'apparaît clairement qu'il existe un certain nombre d'erreurs, qu'il serait nécessaire et suffisant de réparer au plus tôt. Il s'agit moins de l'organisation de l'enseignement que de son contenu même, et du but à poursuivre. Pour cela, il est nécessaire que le redressement se fasse d'abord dans les plus petites classes et se poursuive ensuite de proche en proche et d'année en année.
Il faudrait tout d'abord rétablir, dès ce jeune âge, les conditions nécessaires à la transmission du savoir - c'est-à-dire n'avoir pas peur de restaurer une certaine discipline, car on n'apprend pas bien dans le désordre, et aussi résister à l'idée que les jeunes doivent tout découvrir par eux-mêmes : nous avons tant de merveilles à leur révéler, dont ils n'ont pas idée ! Il faudra aussi, en vue de leur avenir, veiller à développer en eux ces qualités indispensables que sont la faculté de s'exprimer, ainsi que la faculté de comprendre et de comparer ; et il faudra aussi, car ils en auront besoin, cultiver à tout prix leur mémoire. Ils en auront besoin toute leur vie.
Pour revenir aux choses concrètes, je commencerai donc par les lycées et collèges, et je commencerai par un défaut qui m'a particulièrement touché au cours de mes expériences d'enseignante. Je veux parler de l'abandon progressif et presque complet de l'enseignement des lettres. Certes, quelques mesures ont été prises tout récemment qui vont en ce sens : ainsi pour la méthode de lecture qui peut servir le plus dans la suite des études, ou bien pour l'enseignement de la grammaire si nécessaire pour toute la suite. Ce sont là de bonnes mesures, mais il reste beaucoup à faire. Je voudrais insister sur ce que représente la lecture des textes littéraires - ceux de notre culture et des autres cultures. Hélas, au cours des années, bien des textes ont été tout simplement abandonnés. Trop souvent, des mécanismes pédagogiques sont venus remplacer le contact direct personnel avec les textes. Et pourtant c'est là, dans ce contact direct avec les textes, que l'élève peut apprendre à s'exprimer de plus en plus exactement, à comprendre les idées des autres et celles des époques différentes ; c'est là qu'il peut, à travers les textes et les poèmes, trouver, mais lui-même, des zones d'admiration ou de critique qui constituent peu à peu son idéal moral. Et c'est ainsi qu'un juste maniement de la parole peut contenir et remplacer la violence tandis que se débloque en eux un esprit plus grand de tolérance.
Tous n'iront pas jusqu'au bout dans cette formation ; mais le plus chacun en aura reçu et le mieux cela sera. Et j'ajoute qu'il serait souhaitable que cette formation se développe grâce à un certain esprit de compétition et d'émulation. Il ne s'agit ici ni de classement ni d'examen : il s'agit de ce qui se passe dans la classe elle-même quand chacun peut essayer de trouver une réponse, la réponse juste, et de rectifier, de bien répondre. L'acquisition du savoir se fait alors dans une sorte de jeu, où chacun progresse sans ennui. Je sais qu'il existe de telles classes, où règne ce genre de jeu ; et je ne suis pas assez passéiste pour imaginer qu'il ne puisse se répandre s'il est le moins du monde encouragé. Et cela est vrai pour tous les niveaux et pour toutes les zones d'enseignement.
Cela coûtera un peu d'argent, bien entendu ; mais à quoi peut-on mieux dépenser de l'argent qu'à la préparation de ce qui est notre avenir ? J'ai vu refuser l'ouverture de classes de latin ou de grec, alors que le nombre d'élèves requis existait : que des raisons d'économies entraînent une telle décision est scandaleux. J'ai aussi vu baisser le nombre des postes offerts aux professeurs les plus qualifiés, sans doute aussi pour des raisons d'économies ; comme si l'on ne souhaitait pas que les maîtres de notre jeunesse soient de la plus haute qualité possible ! J'ajoute qu'en plus de l'argent, il y faudrait quelque souplesse rapport à la lourde bureaucratie qui pèse sur nos institutions. Par exemple, il y a le problème de la carte scolaire : il est évident qu'il faut une certaine règle en ce domaine car les lycées ne sont pas extensibles à l'infini ; mais il y faut aussi considérer les cas particuliers : j'ai vu une mère grecque se voir refuser l'admission de son fils dans un lycée où il y avait du grec car le règlement exigeait de l'envoyer dans un autre établissement un peu plus proche mais où il n'y avait pas de grec. À une époque où les établissements présentent des options différentes et ont des projets d'enseignement différents, il est évident qu'il faut un peu assouplir les choses pour les rendre plus raisonnables.
Il est certain qu'un tel assainissement de l'enseignement secondaire faciliterait beaucoup la situation des universités. Il est clair que trop de jeunes se dirigent vers les universités sans savoir vraiment pourquoi, simplement parce qu'ils ne savent pas quoi faire. Et cela représente du temps perdu pour tout le monde. Il est certain qu'un système d'orientation bien précis devrait être mis en place. On pourrait aussi envisager l'existence de cycles courts à côté de cycles longs ; mais cela à la condition que l'on n'oublie jamais que l'enseignement supérieur doit conduire jusqu'à la recherche la plus poussée et la plus personnelle et y faire pénétrer tous ceux qui en sont capables. Et sans doute faudrait-il éviter de multiplier le nombre des universités car parfois on risque de donner ce titre à des établissements qui ne groupent pas vraiment les qualités le justifiant.
Ces modifications sont simples, si simples ! Naturellement, elles ne seraient pas toutes bien accueillies, car beaucoup de fonctionnaires ont été formés dans l'esprit qu'ici je tente de critiquer. Mais je sais qu'elles sont parfaitement possibles et qu'une grande masse silencieuse dans le pays les attend et s'en féliciterait. D'ailleurs, il ne s'agit pas de revenir vers le passé : réparer ses propres erreurs, c'est préparer l'avenir - l'avenir de l'enseignement qui est aussi celui de notre pays. En fait tous les problèmes que l'on discute aujourd'hui, qu'ils soient économiques, écologiques ou ce que l'on voudra, ont besoin de l'esprit, de trouver chez tous la lucidité et la solidarité que l'enseignement tel que je le décris ici a pour tâche de former. C'est là un beau programme ; et l'on pourrait dire familièrement : « Avis aux amateurs ! »

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