mardi 13 février 2007

Homme et femme au commencement : revenir à la lettre biblique

La différence des sexes, c’est une question urgente que, dans la société, un peu partout on se pose.
Pas seulement pour l’année de campagne présidentielle, en France, mais aussi parce que c’est un enjeu de la civilisation occidentale tout entière et de ses rapports avec les autres civilisations : de quelle manière elle peut les mettre en progrès, ou en danger... Une invitation à revenir "au commencement"…
Où trouver le commencement de “homme et femme” ? Est-ce que ce n’est pas forcément dans la Bible ?
Je dois dire que, comme beaucoup de gens, comme la culture courante, j’ai longtemps pensé que la Genèse racontait la création de l’homme et de la femme. D’ailleurs, il est écrit « Homme et femme, Il les créa », dans les traductions les plus courantes et c’est cette formule que vous avez vous-même reprise comme titre pour vos rencontres de cette année. Et notre culture estime très généralement que, comme livre historique, le livre de la Genèse ne présente plus guère d’intérêt. Il est dépassé depuis un siècle et demi ... 1859 … L’origine des espèces de Darwin. Une recherche sur l’origine de la parole. Pour ma part, je voulais explorer la Bible autrement. D’abord, avec d’autres … j’insiste sur le « avec d’autres » parce que tous ces travaux se font en lecture, j’allais dire "fraternelle", c’est-à-dire une lecture où aucun n’est le maître de l’autre et chacun peut dire son mot sur le texte, ce qui donne une liberté de pensée qu’on ne trouve pas forcément d’une autre manière, en tout cas pour le type de recherche que nous voulons faire.
Je voulais explorer, non pas la création du monde ou de l’homme, mais l’origine de la parole. Parole, instrument essentiel pour la psychanalyse.
Or sur l’origine de la parole, la science ne peut pas dire grand chose et même elle avoue qu’elle ne peut rien dire, la linguistique ou l’anthropologie... et nous renvoie aux mythes.
Ce ne sont donc pas (précisément) les religions, juive ou chrétienne, qui m’ont ramenée vers ces récits fondateurs, c’est bien plutôt la recherche des fondations de l’humanité qui m’a conduite vers les récits bibliques.
Alors, il est arrivé - et je vous dis la fin de mon intervention dont le parcours va être de vous mener là, si je peux, et d’entendre vos remarques, vos réactions à cela - il nous est arrivé, dis-je, une chose étonnante : nous avons vu dans le texte hébreu que les mots “homme” et “femme” apparaissent, non pas lorsque les humains sont créés - ils ne sont appelés encore que “mâle” et “femelle”, mais seulement lorsqu’ils se rencontrent l’un l’autre.
Selon le récit de la Bible hébraïque lu mot à mot, Dieu ne crée que l’humain “adam” mâle et femelle, et l’humain ne deviendra “homme et femme” que par la relation entre eux, la rencontre de paroles au deuxième chapitre de la Genèse.
Lue dans cette perspective, la Genèse, échappe à la controverse avec Darwin. Car, à ce moment-là, elle n’est pas tant le récit historique dépassé de la création du monde que le récit symbolique de l’apparition de la parole dans la rencontre homme/femme. Et ce récit, qui est forcément mythique, de l’origine de la parole, nous paraît à nous, praticiens de la parole, toujours, symboliquement, pertinent.
Maintenant, je rouvre le Livre pour lire avec vous au plus près du texte les phrases, peu nombreuses mais essentielles, qui concernent notre sujet de ce soir. Je me servirai de la traduction d’André Chouraqui qui est la plus littérale. Souvent il en faut une autre parce que le français est parfois un peu malmené, mais bon.
Pour le genre de recherches que nous faisons, elle est tout à fait utile.
Le premier récit symbolique : la différence entre l’humain et l’animal. D’abord, resituer son cadre.
Vous connaissez la première phrase « Au commencement, Élohim crée le ciel et la terre. » Les versets qui suivent, vous les reconnaîtrez au passage, je les résume. Dieu (Élohim) crée en parlant. Il “dit” la lumière, jour et nuit ; Il dit le ciel, les eaux, la terre sèche et tout ce qu’Il dit “est”, effectivement, et c’est bon. Et Il dit que cette terre gazonnera l’herbe, l’arbre, le fruit « pour son espèce » (on remarque cette première expression). Puis Élohim dit les astres. Nous sommes maintenant au quatrième jour. Il dit que les eaux foisonneront d’êtres vivants, et les oiseaux dans le ciel. Il dit : « La terre fera sortir un être vivant pour son espèce. » (Ça m’a toujours paru assez darwinien, cette terre qui fait sortir l’être vivant.) Puis, plantes et animaux sont créés. Toujours l’expression « pour leur espèce » revient. Tout le vivant est créé pour son espèce.
L’expression revient 10 fois, ce qui n’est sans doute pas par hasard dans ce premier récit de la Genèse, entre les versets 11 et 25.
Je fais le commentaire suivant.
Élohim crée les végétaux et les animaux « pour leur espèce ». Cela correspond bien à notre expérience. Les animaux ne vivent en effet que pour leur espèce. Je veux dire qu’ils ont toujours vécu comme ça, le destin n’a jamais changé pour eux. Ils savent subsister et perpétuer l’espèce. Ils sont capables, comme vous le savez, de parcourir la terre entière avec, apparemment, un seul but : entretenir la vie de l’espèce ou des espèces, dit-on après Darwin. Mais la découverte de l’évolution ne change pas, à mon sens, la lecture de la Genèse sur ce point essentiel. Quelles qu’aient été les évolutions des espèces, une chose est restée immuable, c’est le fait que l’animal demeure toujours assujetti à son espèce.
Je continue ma lecture. Maintenant, l’expression « pour leur espèce » disparaît et elle n’est jamais employée pour l’humain. Chose bien souvent ignorée, dans ce célèbre récit de création, il y a des espèces végétales, des espèces animales, mais l’humain, adam, n’est pas une espèce. Chaque fois qu’on a employé le terme « espèce humaine », vous voyez qu’alors, on n’était pas en accord avec la Bible.
Pour l’humain, c’est-à-dire l’adam, ce n’est pas du tout, en hébreu, le mot “homme”. C’est pour cela que j’ai pris le mot "humain", parce que le mot "homme" crée la confusion en français. Il s’agit dans la Genèse de l’adam, qui vient de “adama”, la terre. Jusqu’à maintenant dans le récit, il n’y a que ce mot-là.
« Élohim dit : “Nous ferons adam (humain) en notre image, comme notre ressemblance. Ils assujettiront les poissons de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. Élohim crée l’humain en son image, en image d’Élohim Il le crée. Mâle et femelle, Il les crée. » Première remarque. Les humains ne sont pas créés « pour leur espèce », ils sont créés avec une autre expression qui est « en l’image », littéralement : « en l’image de nous ».
Ainsi les humains ne sont pas, dans ce texte, des êtres programmés, des êtres destinés, des êtres pour l’espèce mais, au fond, on pourrait dire « pas des êtres pour quelque chose ». Vous connaissez l’expression d’un philosophe : des êtres pour la mort. Ici, non. Ils ne sont pas davantage des êtres pour la vie, et pas même des êtres pour Dieu. Nous ne sommes pas des êtres pour...
Ce peut être très angoissant d’être sans espèce et d’appartenir à une catégorie d’êtres, à part, dans le monde qui n’a ni la contrainte de l’instinct, ni la sûreté de l’espèce. D’où notre plainte, je crois, le jour où nous nous apercevrons que nous n’avons pas de destin, que nous ne sommes pas créés pour, une plainte qui peut nous emmener au fond du désespoir. « Pourquoi est-ce que j’existe ? Je ne sers à rien. Je ne suis rien. »
Mais le texte biblique ne nous laisse pas longtemps dans l’état de vivants privés d’espèce. « Élohim dit : “Nous ferons adam (l’humain) en image de nous (je le redis) comme ressemblance de nous. »
Encore une différence avec l’animal, l’humain, toujours adam, n’est pas d’abord créé. Il est d’abord annoncé dans la Parole divine elle-même. En hébreu, la phrase commence ainsi “naasé adam betsalmenou”..., littéralement : « Nous ferons l’humain en image de nous", et la phrase continue "comme ressemblance de nous. Vous voyez que les prépositions ont changé et je trouve qu’elles changent tout. Ici pas de « créé pour » mais « nous ferons en...comme ».
Pas de destin originaire pour l’homme, mais un dieu à l’origine. Un dieu qui fait l’humain en la mystérieuse relation divine, le "nous" divin. Mystérieux “nous” puisque Dieu parle apparemment seul.
Ce "nous" divin va faire un humain singulier : adam, qui devient tout de suite pluriel, dans le texte : « Ils règneront... » sur les animaux.
La Genèse pose une hiérarchie extrêmement nette entre les humains et les animaux, une des choses que notre culture met en péril parfois. En effet, dans ce texte, ceux qui sont créés « en image de nous » règnent sur ceux qui sont créés « pour leur espèce ».
Au passage, je remarque que les humains, mâle et femelle, exercent ce règne en commun. Il n’y a pas de règne de l’un sur l’autre. Ils règnent ensemble, sur la création. L’humain créé et incréé Nouvelle péripétie dans le récit biblique. À y regarder de tout près, on s’aperçoit que, ce que Dieu vient d’annoncer, Il ne va pas le faire, du moins pas en entier. En effet, son projet était de faire « en l’image de nous et comme ressemblance de nous ». Ce projet ne va être accompli que partiellement puisque dans le verset suivant, le récit reprend : « Élohim crée l’humain en image de Lui. En image d’Élohim, Il le crée. »
On remarque qu’Élohim ne crée qu’"en image" et il ne crée pas "comme ressemblance."
Et cela, quand nous l’avons découvert, nous n’en croyions pas nos yeux, évidemment, comme à chaque fois qu’on découvre quelque chose. Puis nous nous sommes aperçus, pour notre grande consolation et confirmation, que les Pères de l’Église, comme Basile de Césarée, l’avaient vu en leur temps. Nous étions ravis de l’avoir trouvé nous-mêmes avant de conforter cette découverte par des découvertes précédentes que nous ignorions. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne nous a pas été transmis.
L’homme était déjà sans finalité et voilà qu’il est créé le moins possible (comme l’a dit le philosophe,
Blanc de St Bonnet "Dieu créa l’homme le moins possible"). Est-ce une insécurité de plus, pour l’identité humaine, ou une chance extraordinaire ?
Le processus de création semble arrêté au milieu. Élohim laisse l’humain à moitié dit, à moitié fait, créé mais aussi incréé. “Incréé”, ça nous intéresse. Incréé, comme Dieu Lui-même est incréé ? Si l’humain est à l’image de Dieu, il ne peut pas être seulement une créature, il faut bien qu’il soit incréé d’une manière ou d’une autre.
Mais quand on pense à tout cela, est-ce que ça nous étonne tellement ? Nous avons souvent le sentiment qui peut prendre bien des couleurs au fil du temps, d’être inachevés. Les animaux naissent à terme. Nous, nous naissons trop tôt, incapables de nous tenir sur nos pattes et totalement dépendants d’autres humains pour vivre.
C’est pourtant cette prématurité, cet inachèvement qui vont nous permettre de nous situer dans l’espace de la relation humaine, dans le langage, et de développer grâce à cela l’étonnante supériorité que nous avons sur tous les autres vivants.
Revenons maintenant sur le verset où apparaissent les humains, pour constater que les mots “homme, femme” n’apparaissent pas encore.
Je reprends Genèse 1, 27 : « Élohim créé l’adam en son image, en image d’Élohim, Il le crée, mâle et femelle, Il les crée. »
Du point de vue de la stricte logique formelle, ça tient très bien. L’image de nous, l’image du Dieu qui dit “Nous ferons...”, doit être un autre “nous”. Ce mâle et cette femelle, peut-être pourront-ils dire “nous” le jour où ils accèderont à la parole.
Et il me semble que, dans la lecture du texte, on s’arrête souvent avant la fin du verset, c’est-à-dire : on dit que l’homme est créé à l’image de Dieu, puis on referme le livre avant d’entendre où se situe cette image, dans la relation différenciée d’adam, mâle et femelle.
Voilà un Dieu-relation, dont l’image est l’humain en relation. Pour les psychanalystes, évidemment, c’est passionnant.
Mais nous voilà perplexes. Le premier récit, celui des six jours de la création, se termine, le repos du septième arrive, et homme et femme ne sont toujours pas là, seulement ce mâle et cette femelle humains. Comment vont-ils devenir homme et femme ? Vous le saurez dans l’épisode suivant, comme on dit dans les feuilletons, c’est à mon sens l’enjeu du second récit, celui du jardin d’Eden. Deuxième récit : où homme et femme arrivent enfin. Au second récit, on constate dans le texte que le nom de Dieu change, ça ne nous étonne pas trop. (Permettez-moi de lire “à la juive”. Quand je rencontre en hébreu les quatre lettres du nom de Dieu, YHWH, je n’ai plus l’habitude de dire "Yahvé" comme dans la tradition chrétienne depuis que j’ai commencé à lire avec des amis juifs et que ce nom est pour eux imprononçable. Lorsque je vois écrit les lettres sans voyelles, YHWH, je dis "Adonaï").
YHWH Élohim façonne l’humain, toujours adam, poussière de la “adama”, la terre, l’humus. « Il insuffle en ses narines haleine de vie » et c’est l’humain, haleine d’être vivant. YHWH Élohim, « plante un jardin en Eden au levant. Il met là l’humain qu’Il avait formé ». Je ne vais pas tout relire mais simplement suivre dans l’ordre les cinq opérations divines jusqu’à l’arrivée des mots “homme et femme”. Ces cinq opérations sont :
1. « Le Dieu fait germer du sol tout arbre désirable pour la vue et bon à manger, l’arbre de la vie au milieu et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »
2. « YHWH Élohim prend l’humain et le pose au jardin d’Eden pour le travailler et le garder. » Vous savez sans doute qu’Eden veut dire “délices, volupté”, donc il s’agit de cultiver le jardin des délices.
3. Puis, YHWH Élohim donne le célèbre interdit (ça ne comporte pas qu’un interdit puisqu’il y a un don d’abord) : « De tout arbre du jardin manger, tu mangeras. De l’arbre à connaître bien et mal tu n’en mangeras pas car du jour de ton manger de lui mourir tu mourras. »
4. Et tout de suite arrive la phrase, c’est encore Dieu qui parle : « Ce n’est pas bien pour l’homme d’être seul, Je ferai pour lui une aide contre lui. » C’est Chouraqui qui a traduit “une aide contre lui”. 5. YHWH alors façonne les animaux mais l’humain qui peut nommer les animaux ne trouve pas d’aide “contre lui” ou “vis-à-vis de lui”.
Je reviens au mot “aide” ou plutôt, au mot hébreu ezer, pour parler de celle qui va venir. " Je ferai une aide pour lui » (Chouraqui traduit non sans humour : "une aide contre lui"). En hébreu, le mot aide, “ezer” signifie bien “aide, secours”. De quelle sorte d’aide s’agit-il ? Ce qui m’était venu d’abord à l’esprit, c’était l’aide pour faire la cuisine, le jardin, élever les enfants... toutes ces tâches traditionnelles de la femme telles que je les imaginais dans le vieux texte biblique. Je n’y étais pas du tout !
En parcourant la Tora, j’ai cherché où le mot “ezer” était employé et j’ai trouvé ce à quoi je ne m’attendais pas : ce mot arrive dans des circonstances très fortes et, surtout, divines. Par exemple : le deuxième fils de Moïse s’appelle Eliezer, ce qui veut dire “mon Dieu aide”, parce que, dit Moïse « L’Élohim de mon père m’est venu en aide et m’a secouru contre l’épée du Pharaon. » et dans les Psaumes, le secours attendu d’YHWH, demandé ONZE fois, c’est encore “ezer”. Vous connaissez certainement la phrase « Notre secours [ezer] est dans le nom de YHWH, le créateur de ciel et terre. »
Donc, “ezer”, c’est le secours contre les forces qui vous écrasent, l’aide contre l’ennemi qui peut vous tuer ou vous imposer sa loi, vous défaire du statut d’homme, ou d’homme libre. C’est le secours divin qui vous sauve de la mort.
L’aide de la femme annoncée par le Dieu ne saurait être considérée comme une assistance secondaire, elle est le secours vital, semblable à celui du Dieu sans lequel l’humain ne deviendra jamais ni homme - ni femme. Il demeurera seul et retournera à la poussière, au néant … Ou le Créateur devient marieur … Alors, nous arrivons devant ceci qui est tout de même curieux : Dieu avait dit "il n’est pas bon que l’humain soit seul", mais tout ce qu’Il a lui-même façonné du sol ne constitue pas une aide qui convienne à l’humain.
En fait, si on s’arrête un moment, la chose est assez troublante. On pourrait penser : pourquoi Dieu ne forme-t-il pas la femme comme il a formé l’humain et les animaux, à partir de la terre (la adama) ? Eh bien, il semble que Dieu ne le puisse ou ne le veuille pas - si cela a un sens en parlant de Dieu. En tout cas, Il change radicalement sa manière de faire, comme si le Créateur ne pouvait aller plus loin dans la Création. Il lui faut maintenant changer d’acte.
Ce n’est pas cette fois à partir du sol qu’il va faire quelque chose, mais à partir de l’humain lui-même, et, particulièrement, l’humain endormi. « Alors YHWH Élohim fait tomber une torpeur sur l’humain. » Il dort.
Voilà un texte pour un psychanalyste. Freud, vous le savez, dit qu’un homme qui dort va chercher son désir dans le rêve. Ici, justement, l’adam s’est endormi à la recherche de l’autre, à la recherche d’un autre pour qu’il puisse parler avec lui et non pas seulement parler à - ce qu’il a fait aux animaux en les nommant.
Chose remarquable, dans le deuxième récit, l’autre que l’humain désire ne se trouve pas dans le monde créé par le divin. Cet autre ne fait pas partie des créatures. Il faut bien qu’il y ait pour l’humain un autre lieu ou un autre monde où chercher l’autre. Cet autre lieu se trouve en lui-même lorsqu’il désire l’aide qu’il n’a pas encore trouvée.
Et il va falloir maintenant extraire de lui cet autre qu’il désire. (Du moins, c’est notre lecture. Il y en a sûrement 10 000 autres, mais c’est celle que je vous propose, ce soir.) Et c’est ce que fait, semble-t-il, YHWH Élohim.
« YHWH Élohim prend de ses côtes et sous elle referme la chair. YHWH Élohim bâtit la côte qu’Il a prise de l’humain en femme. Il la fait venir vers l’humain. »
L’être parlant qui va aider ne vient pas de la terre. Le Dieu ne crée plus, ce n’est plus seulement le créateur appelé Elohim, mais le dieu personnel YHWH. Il ne fait que “bâtir” l’autre à partir de l’un et de son côté, ou de sa côte (c’est le même mot, en hébreu).. Ainsi, ce qui est appelé “femme”, c’est l’être que le Dieu a tiré de l’humain endormi et désirant.
Alors, enfin, l’humain parle et c’est dans sa parole devant la femme, saluant sa femme, qu’apparaissent les mots que nous cherchons. « Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. À celle-ci il sera crié “isha” (femme) car de “ish”(homme) celle-ci est prise. » Première fois qu’apparaissent ces deux mots.
L’humain ne pouvait pas devenir homme (ou femme d’ailleurs) à lui seul. Même le Dieu ne les a pas fait devenir tels. Et là, l’invention de l’homme et de la femme prend une tout autre ampleur.
Homme et femme adviennent donc ensemble et l’un par l’autre. Ils ne sont pas créés par ce Dieu qui agit plutôt ici comme un marieur.. C’est-à-dire : il les présente l’un à l’autre, et le nom d’homme et de femme, les humains se les donneront mutuellement, un peu comme par le mariage où on se fait devenir monsieur et madame.
Dernier élément que je commenterai du texte biblique. L’interdit comme accès à la relation Que faut-il pour que le passage de mâle et femelle à homme et femme se fasse ? Si je ne tiens pas compte de la séparation des deux récits, mais que je les mets ensemble sur une même ligne. Qu’est-ce qui est arrivé ? Comment ce texte raconte-t-il ce qui se passe dans cette histoire ?
Le texte a posé deux choses entre l’homme et la femme. D’abord, une inconnaissance de fait entre eux. En effet, la torpeur de l’humain le rend ignorant de la formation de la femme. Le Dieu présente à l’adam une inconnue. Cette femme, qui vient pourtant de lui, il ne la connaît pas, mais il la reconnaît, ce qui est tout à fait autre chose. Et c’est en la reconnaissant en tant qu’isha qu’il se reconnaît ou se connaît lui-même comme ish. Elle non plus, elle n’a pas assisté à l’origine de l’homme, elle ne le connaît pas. Il y a donc entre eux une inconnaissance de fait.
Mais il y a aussi un deuxième élément et peut-être ne sont-ils pas sans rapport. Il y a entre eux, non seulement une inconnaissance de fait mais encore un interdit de connaissance qui leur est donné. L’interdit de manger de l’arbre est curieusement situé, entre l’apparition de l’humain et l’apparition de la femme dans le deuxième récit.
Voici comment les éléments du récit s’ordonnent. Le Dieu forme l’humain. Il lui donne tous les arbres en nourriture. Puis il ajoute l’interdit de manger d’un arbre, de la connaissance et alors, dès qu’il a donné l’interdit de manger de cet arbre, tout de suite il dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je ferai pour lui une aide, etc. »
Pourquoi cette loi, cet interdit, est-il donné entre la formation de l’homme et celle de la femme en Genèse 2 ? Pourquoi semble-t-il préalable à la rencontre ?
Après bien des recherches et des retours, nous avons fini par découvrir dans cet interdit, quelque chose de plus simple que nous le pensions tout d’abord. Nous y avons vu l’interdit fondateur de la parole et de la relation, la loi sans laquelle il n’y a pas de sujet. Alors, c’est une évidence, mais vous savez que les évidences, on ne les trouve pas en premier. On trouve d’abord des choses très compliquées et c’est à la fin qu’on dit, comme dans les romans policiers : « mais, bien sûr ! Comment n’y avais-je pas pensé ? »
Alors, cette évidence qu’on ne voit pas du premier coup, c’est que “manger”, c’est “dé-différencier”. C’est même le prototype de l’acte dédifférentiant. Ce que je mange devient moi et disparaît en moi.
Se peut-il que l’arbre à connaître bien et mal, ou bonheur et malheur, garde la différence ? Différence entre un bon et un mauvais connaître mais, peut-être aussi, différence entre toi et moi. Car, ne pas se manger, entre humains, c’est se connaître bien, c’est garder et cultiver l’écart, la séparation qui permet de s’écouter, de se parler, sans se confondre.
Au contraire, se manger, c’est se connaître mal. En effet si l’autre croit me connaître, il croit alors qu’il peut parler à ma place, il me fait disparaître en lui. Je n’existe plus, et lui non plus car il m’a mangé et désormais, le voilà seul. C’est la mort psychique ou spirituelle pour tout le monde.
Cet interdit célèbre a été interprété souvent comme un privilège divin. Vous savez : « Dieu se réserve la connaissance », on voit ça dans les notes de bas de page dans beaucoup de nos bibles, jusqu’à il y a quelques années, je crois.
Pour ma part, je crois au contraire que cet interdit, non seulement n’interdit pas aux hommes d’être des dieux, comme le dira le serpent, mais au contraire leur donne accès au divin, en tout cas si le divin, c’est la vie dans la parole, l’accès à la raison et l’accès à l’alliance. À quoi une telle lecture peut-elle nous être utile ? Il me semble qu’elle peut fonder bien des réflexions très importantes pour une civilisation. Par exemple, elle peut permettre de penser, d’argumenter dans le débat sur le mariage et de la filiation homosexuelles.
Il y a bien des points de discussion sur ce grave sujet. Je voudrais juste reprendre un point, un argument qu’à force de réfléchir, nous avons fini par développer puisque la question nous était posée : « que pensez-vous de l’homoparentalité ?
Pour ma part, je pense que la différence des sexes est une bonne affaire pour les enfants. En effet, deux parents de sexe différents n’ont pas les mêmes pouvoirs en matière de vie par rapport à l’enfant, ils n’ont pas eu la même place, dans l’origine de l’enfant : dehors du corps du père et dedans du corps de la mère, par exemple. La différence des sexes établit entre l’homme et la femme une ignorance, une inconnaissance - et voyez combien le texte biblique peut nous être utile. C’est-à-dire si vous êtes un homme, vous ne savez pas ce que c’est qu’être une femme et vice-versa. Cette irréductible différence empêche chaque parent de devenir, pour l’enfant, un parent qui sait tout. Il ne sait pas la mère s’il est le père, elle ne sait pas le père si elle est la mère.
De façon générale, c’est-à-dire au niveau des principes, l’enfant d’un homme et d’une femme ne se trouve pas devant deux adultes ayant même compétence ni même expérience. La loi de relation nécessaire pour qu’on se parle joue ici à plein pour l’enfant. Il est protégé d’une toute-puissance, d’un tout savoir, il est protégé d’une parenté totalitaire. Si, malheureusement, un parent s’octroie tout le pouvoir, c’est une erreur, dit le mythe fondateur, lorsqu’on le lit de près. C’est dire : au principe, il n’en est pas ainsi.
En quoi est-ce que cette différence des deux parents garantit mieux que leur ressemblance, l’accès de l’enfant à la parole en tant que sujet, c’est-à-dire sa capacité à dire “je” et à le dire pleinement ? Dans le cas d’un couple hétérosexuel, l’enfant a pour origine un couple différencié. Il a deux parents dont l’un est semblable à lui et l’autre différent de lui. Sa parole se trouve garantie. Il y aura deux formes de relations : l’un des parents est comme lui, sait la même chose que lui tandis que l’autre doit le croire, puisque toute différence demande d’accueillir ce que l’autre dit sans pouvoir le vérifier par sa propre expérience.
Ressemblance et différence : deux dimensions essentielles à l’identité d’un être.
Je trouve, pour ma part, que les démocraties qui reposent sur la distinction des pouvoirs peuvent être intéressées à ce que l’origine de l’enfant, grâce à la séparation des pouvoirs en matière de vie, soit à la fois masculine et féminine.
ÉCHANGE DE VUES
Le Président : Vous faites partie de ces rares personnes qui savent nous rendre intelligents, nous donner au moins l’impression que nous le devenons, quand vous nous dites des choses que je ne saurai par ré-expliquer mais que j’ai l’impression d’avoir comprises !
En tous les cas, ce que je sais, c’est la qualité du silence pendant que vous parliez qui témoigne de l’intérêt que vous avez pu susciter.
Geneviève Boisard : Vous vous êtes arrêtée dans le récit de la Genèse, au moment de la création de la femme comme « secours » de l’homme. Or nous savons, par la suite du récit, que c’est elle qui l’a fait tomber, et justement en mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance, qui fait distinguer le bien du mal. Alors, cela est difficile à comprendre ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Marie Balmary : Nous sommes partis pour un bon moment, si nous allons par là, mais je comprends que vous vouliez savoir la suite. Peut-on poursuivre dans cette voie d’interprétation ? Oui et c’est peut-être la psychanalyse qui m’a le plus aidée, au cours de ces années, à voir la même logique à l’œuvre dans la suite du récit biblique.
L’apparition du serpent apparaît décisive dans ce texte. Tellement décisive que, à la fin, quand Dieu viendra demander ce qui s’est passé, il ne dira pas à l’humain : « tu m’as désobéi », il lui dira : « qui t’a raconté que tu es nu ? ». Or, nu, c’est aussi ce qu’est le serpent, en hébreu. Il est rusé, “aroum”, c’est un mot sur lequel le texte joue qui peut vouloir dire "nu" et "rusé".
J’ai un peu peur de vous faire une démonstration qui, comme le dit Monsieur Lecaillon, vous pourrez suivre et vous ne pourrez pas refaire, comme un tour de magie. J’en suis désolée. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que vous ayez le texte sous les yeux.
Ce serpent apparaît juste après la phrase sur la nudité : « ils étaient les deux nus l’adam et sa femme et ils ne se faisaient pas honte ». Le serpent apparaît à ce moment-là. N’oublions pas que nous sommes dans le mythe, un mythe qui n’a pas peur du corps et où il est question de la différence des sexes.
Après avoir longtemps pensé que vraiment c’était trop facile d’interpréter le serpent comme le sexe masculin détaché du corps, il m’a bien fallu me rendre à l’évidence que ce serpent, d’abord, ne parle qu’à la femme et pas à l’homme et, ensuite, qu’il représente exactement ce qu’elle voit sur le corps de l’autre et qu’elle-même n’a pas. C’est comme si son manque lui parlait. En fait, la différence des sexes n’est pas encore symbolisée entre eux. La tentation, c’est de vouloir avoir tout pour ne pas avoir à vivre cette différence, ce manque - les deux sexes sont manquants, puisque chaque sexe manque de l’autre, mais la plus manquante des deux, en ce qui concerne la visibilité du sexe, c’est la femme.
C’est elle qui va donc passer la première, l’épreuve. Contrairement à beaucoup de mythologies où ce sont les hommes qui passent l’épreuve, là c’est la femme. Et l’on peut penser que le masculin n’y est pas pour rien dans le fait que la femme se trouve questionnée par, précisément, ce qu’elle n’a pas.
Le discours du serpent, c’est le discours du “comme” : vous serez comme des dieux ». Or, le propre de toute différence, c’est justement de ne pas être “comme”.
Je ne peux pas développer ça plus longtemps, mais je l’ai écrit ailleurs, si vous avez la patience d’aller voir. Parce qu’en effet, cela demande une concentration d’esprit devant le texte pendant un long moment.
Janine Chanteur : La première question m’amène à vous en poser une autre, à partir de l’idée de parole tellement importante. La parole, c’est la relation. Est-ce que véritablement l’homme parle en Genèse 2 ? Il dit : « Celle-ci est l’os de mes os, etc. » Il ne lui dit pas : « Tu es... ». Est-ce que ce manque de relation (ne crée pas une relation en disant en somme : « voilà ce qu’elle est ».) n’a pas influé sur la suite dans la mesure où l’interdit est intervenu avant qu’elle soit là ? Elle, elle ne l’a pas entendu. C’est l’homme qui a entendu l’interdit. La formule employée par Adam m’a toujours étonnée. Pourquoi ne lui dit-il pas « tu es » ? Alors qu’il connaît sa femme, etc. Ils se conduisent comme un mari et une femme...
Mary Balmary : Il ne l’a pas encore connue. Ce sera plus tard. Ici, c’est sans doute le français qui nous trompe.
Ce sera en effet leur mode de relation, l’homme connaît Eve sa femme, après la transgression tandis qu’avant il était annoncé qu’il s’unirait à elle". (L’humain quittera son père et sa mère et s’unira à sa femme). C’était au futur...
Janine Chanteur : Oui, mais avant, quand ils étaient nus, ils n’avaient pas honte. Ils s’unissent bien dans leurs corps ?.
Marie Balmary : Je ne saurai pas répondre à toutes les questions sur la Genèse et pas à des questions aussi pertinentes que la vôtre. Je peux essayer cependant.
Pouvoir dire “tu”, et “je”. cela suppose d’avoir déjà franchi l’épreuve de l’interdit. Cela suppose que la conscience ait choisi. Elle advient en reconnaissant toi comme non-moi et moi comme non-toi. Tant que je n’ai pas accepté la limite entre moi et l’autre, je ne peux dire véritablement ni tu ni je.
Donc c’est là que l’on peut, j’allais dire, faire quelque reproche à l’Éternel, parce que cette épreuve est impossible. Puisque, justement, c’est parce qu’ils n’ont pas encore franchi cette étape qu’il en est à parler comme vous le dites : pas encore en première personne à une deuxième personne. Il faudrait avoir déjà réussi l’épreuve pour être capable de la passer : on se demande par où il fallait commencer !
Alors, on dit, l’erreur sur l’interdit est donc inévitable. Le mythe nous raconte qu’il ne peut en être autrement. C’est en tout cas ma façon de le lire.
Nicolas Aumonier : Dans votre exposé passionnant, vous avez dit que manger, c’était dé-différencier parce que ce que je mange devient moi. Ce qui vaut pour l’animal ou le végétal vaut-il encore pour l’Eucharistie ? Lorsque Spinoza écrit à Oldenburg : « Vous ne prétendez tout de même pas avoir mangé Dieu », nous chrétiens, opposons que c’est plutôt Dieu qui se laisse manger dans l’Eucharistie, au point de nous incorporer à Sa tri-unité. En se faisant nourriture pour nous, c’est Dieu qui nous élève à Lui. La nourriture eucharistique ne conduit pas à une fusion, mais à une communion. N’est-elle pas alors réellement différenciante ?
Marie Balmary : Vous posez une question que je me suis posée pendant vingt-cinq ans, parce que, dès que nous avons vu cela, nous nous sommes dit : et l’Eucharistie ? Et alors, il nous a fallu beaucoup, beaucoup de temps pour commencer d’entrevoir autre chose.
C’est en partant de la tradition juive, me semble-t-il, que ça nous est plus accessible. Et là vous me faites faire évidemment un saut immense.
Vous savez, l’Eucharistie n’a pas dit son dernier mot (excusez-moi, je prends les expressions que je trouve dans ma tête...).
D’abord, un salut doit repartir de la faute pour la renverser. Cela n’est pas tout à fait étonnant qu’il s’agisse de nouveau d’un manger. Mais est-ce que c’est un manger dé-différenciant les corps ou est-ce qu’au contraire, il s’agit de passer d’un corps à l’autre ? Ça, c’est une autre affaire.
On n’a pas fini de méditer et même de changer des célébrations de l’Eucharistie. Je ne sais pas ce que feront les Chrétiens avec ce texte au fil des siècles. Pour ma part, j’essaie d’entendre le mot à mot du texte.
Autant que je me souvienne, il y a sept opérations sur le pain avant qu’il dise : « ceci est mon corps ». C’est-à-dire : il prend, il bénit, il fracture (et non pas « il partage », le verbe grec est “klao”, les colères clastiques vous savez, quand on casse tout - on ne peut pas dire que c’est un geste de dé-différenciation), il donne et dit : « prenez et mangez ». Cela fait sept verbes. Quand il dit « ceci est mon corps », - le verbe "être" est le huitième verbe. Et il ne le dit pas avant que les autres aient pris et mangé. Ce que nous ne célébrons pas du tout encore. Dans le monde chrétien, on n’en est pas là. Le monde protestant qui a choisi de célébrer ça autrement, ne s’affronte pas à la même difficulté quant au "corps". Chaque tradition a fait comme elle a pu pour comprendre quelque chose.
En l’évangile de Marc, c’est indubitable, « ils en burent tous », avant qu’il ne dise « ceci est mon sang ». Donc, le don et la réception du don font partie de ce nouveau corps.
Je crois que là, il y a, si je puis dire, le corps de la relation qui apparaît, qui n’est pas du tout mon corps à moi, celui que j’ai. C’est ce corps que peut-être je serai quand tu m’accueilleras. On est tout à fait dans une autre logique, mais on a pu l’utiliser sur le mode Genèse, sur le mode « manger Dieu ». Et la critique qui est faite évidemment va dans ce sens-là.
Marie-Joëlle Guillaume : J’ai une perplexité, en vous entendant, sur la différence que vous mettez entre le « mâle et femelle Il le créa » puis le « homme et femme Il les créa » comme si, si je vous ai bien comprise, la différence était essentiellement là.
J’ai toujours été sensible, en lisant le récit de la Genèse au fait que, dès le début, il y a « à l’image de Dieu Il les créa ». Et aussi « faisons l’humain à notre image et ressemblance ». Et il me semblait que l’élément essentiel qui doit être présent au mâle comme à la femelle, c’est cette ressemblance avec Dieu.
D’où la première perplexité que je voudrais exprimer : est-ce qu’au fond il y a vraiment tant de différences entre le premier et le second stade puisque Dieu est déjà dans le premier ?
Et deuxièmement, ce serait plutôt une sorte de suggestion.
Si ce récit de la Genèse n’est pas d’abord un récit de la Création mais surtout un récit de ce qu’est le Créateur. Car, en effet, à travers cette complémentarité du mâle et de la femelle puis plus complètement, comme vous l’avez bien expliqué, de l’homme et de la femme, ce texte nous dit quelque chose de Dieu, puisqu’« à l’image de Dieu et comme la ressemblance ».
Est-ce que ce n’est pas, justement, à travers l’une comme l’autre des figures (le mâle et la femelle, et l’homme et la femme) l’idée que Dieu est relation, que notre Créateur est relation et que c’est cela aussi et peut-être d’abord que dit la Genèse ?
Et puis, vous y attachez une grande importance et vous nous l’avez bien fait comprendre, dès le début il y a la parole de Dieu. Avant celle de l’homme qui reconnaît la femme comme la chair de sa chair.
Marie Balmary : Quand on se met à poser des questions, elles sont toutes immenses ! Je vais prendre appui sur ce que dit Basile de Césarée.
Basile de Césarée fait remarquer que, dans le premier récit, « Dieu fait l’homme en l’image de lui » et pas « comme la ressemblance » bien qu’il ait annoncé les deux. Pourquoi Dieu ne fait-il pas « comme la ressemblance » ? Basile de Césarée dit : « Afin que nous ne soyons pas seulement seulement le tableau mais le peintre ». Il nous laisse pour une part à nous faire nous-même.
Dans le deuxième récit, il n’est jamais dit « Dieu créa ». Dieu ne fait que façonner l’homme. Le verbe “créer” a disparu à ce moment-là.
Si vous voulez, on peut créer la possibilité d’un être libre, on ne peut pas créer un être libre. C’est lui qui doit s’éveiller. Il est forcé qu’il y ait une différence dans les deux récits. Et un récit ne pouvait pas tout raconter, en fait.
Moi, je trouve ceci très étonnant... Parfois, je me demande qui a écrit la Genèse. S’il y a un autre monde, je réclame, je demande d’aller voir les personnes qui ont écrit ce texte incroyable !
Ce que vous dites de “Dieu-relation, c’est justement ce que je trouve le plus fort dans ce texte. Et c’est une relation mystérieuse. Élohim est un mot pluriel qui agit au singulier. Toute interprétation est possible. Les Chrétiens vont dire “la Trinité”, les Juifs diront d’une autre façon.
C’est donc une relation qui crée un couple susceptible d’entrer en relation. Mais il ne peut pas créer la relation. La relation ne peut advenir que par les sujets qui la constituent. Sinon, ce n’est pas une relation, c’est un dressage, c’est tout ce qu’on veut.
Pierre Boisard : J’ai été, comme tout le monde ici, passionné par ce que vous avez dit, mais depuis le début, je suis tenté de jouer l’idiot de service. Et comme tous les idiots, je vais simplifier, bien sûr.
Vous avez un peu commencé à répondre à la question que je me posais et que je continue à me poser. En tant qu’historien, je supposais que les rédacteurs des livres bibliques, comme ceux de tout autre mythe fondateur, écrivaient d’abord ce qu’ils pensaient. Ensuite, en tant que Chrétien, je croyais du moins pour la Bible, que l’Esprit Saint couronnait leur pensée.
En vous écoutant je me disais que l’inspiration de Dieu était plus forte que ce que je croyais. Vous avez exprimé tout à l’heure votre admiration pour celui qui a écrit la Genèse.
Est-il possible d’imaginer comment Dieu est entré en relations avec cet écrivain extraordinaire ? Ou bien, si vous préférez, comment cet écrivain est-il entré en relations avec Dieu ?
Pouvez-vous répondre à cette difficile question ?
Marie Balmary : Je trouve à vous répondre deux choses.
La Bible n’est pas le Coran. La Bible a été écrite par des hommes, et elle le dit.
Quant à l’intelligence merveilleuse qu’il y a dans ces textes, je dois dire qu’en tant qu’analyste, je suis peut-être moins étonnée ou moins soupçonneuse.
Je veux bien, tout à fait, y voir l’inspiration divine. Mais je trouve aussi que, quand, par exemple, quelqu’un apporte un rêve et qu’on essaie de l’interpréter, de le déplier, il y a tellement d’intelligence dans nos rêves... Il n’y a pas un seul idiot de service, dans ce domaine du rêve. Et puis, tout le monde sait que les questions d’idiot de service sont les plus pointues.
Je crois qu’il y a en nous, en nous tous, une intelligence prodigieuse qui n’apparaît que dans des circonstances d’écoute et d’accueil.
C’est pour cela que je demande : qui sont les gens ? Je croirais volontiers qu’ils étaient au moins deux.. Deux, plus l’Esprit qui souffle entre deux personnes.
Mgr Philippe Brizard : Vous entendre, Madame, génère en nous, en moi, des pensées très diverses.
Tout d’abord vous avez bien insisté, c’est votre propos, votre métier aussi, sur la parole. Et je me suis toujours demandé si le premier récit de la Création, n’était pas une grande liturgie, une grande célébration de la parole dont l’homme est le célébrant. Son but, c’est de nous faire entrer dans cette relation où, parce que Dieu lui a parlé, l’homme parle à Dieu après toute création. En disant cela, je suis un peu réducteur, parce que la parole est tout à fait au début. « Au commencement... » Qu’est-ce que veut dire « au commencement » ? C’est une question insondable, un puits sans fond. En tout cas, cette vaste liturgie de la parole présente l’homme comme le célébrant alors qu’il il ne parle pas encore.
L’autre réflexion porte surtout sur le deuxième récit où nous tenons en même temps le commencement et la fin.
Vous avez fait une petite allusion tout à l’heure, très fine, très subtile, selon laquelle Dieu est le marieur juif. Il présente l’homme à la femme, et la femme à l’homme, il les marie en quelque sorte. Et Jésus, plus tard, fera une induction extraordinaire à propos du divorce. « Moïse et la Loi vous ont permis de divorcer mais il n’en était pas ainsi au commencement ». Jésus, qui vient quand les temps sont accomplis, remonte à l’origine. Est-ce une manière de nous faire comprendre autrement cette espèce de menace prononcée par Jésus que nous entendons maintenant dans la nouvelle liturgie romaine du mariage : « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » ?
De plus, cette perspective du commencement et de la fin permet de comprendre d’une autre façon l’affaire de l’arbre et du serpent. L’arbre : l’interdit, le serpent : le transgresseur. Le serpent signifie, peut-être, en rêve, le désir de la femme (d’avoir ce qu’elle n’a pas). Mais, finalement, la transgression fait dégringoler d’une certaine manière la différence des sexes à l’utilitaire. « Croissez et multipliez » ; l’homme et la femme se connaissent : Adam connût Ève, et puis il y a eu Caïn, et puis Abel, etc. Il n’est plus question en matière de sexualité que de procréation et non plus de communion. Alors que, quand on se met dans la perspective du Christ, celle de la fin, on retrouve un état théologique, un état peut-être idéal par lequel le Christ appelle l’homme et la femme à leur commune vocation de réaliser la ressemblance de Dieu, avant toute chose. La différence des sexes sert, avant tout, à magnifier la gloire de Dieu, à l’exprimer en duo puisque Dieu a voulu que le couple soit à sa ressemblance.
Marie Balmary : J’ai pensé, en vous écoutant à ce qu’on trouve quant on suit l’apparition de la parole et précisément l’apparition des pronoms personnels dans la Genèse. Autant que je me souvienne, tous les pronoms personnels sont apparus dans le premier récit, sauf le “tu”.
L’épreuve du “tu”, car c’est une épreuve - on retrouve la question de Madame Chanteur - c’est le second récit. Et c’est cela qu’ils ratent, d’un certain sens.
À propos de "Dieu marieur", je repense à une autre chose qu’on a trouvée. C’est que, dans l’Arche de Noé, tous les animaux vont rentrer par couple mêle et femelle. Et même les premiers couples animaux sont appelés « homme et femme », ce qui est quand même assez surprenant.
Noé a trois fils, qui sont tous les trois mariés. Or, avant le déluge, Dieu dit à Noé de rentrer dans l’arche selon l’ordre suivant : « Tu rentreras dans l’arche, toi, tes fils, ta femme et les femmes de tes fils ». Suit le Déluge. L’ordre divin est alors « Tu sortiras de l’arche : toi, ta femme, tes fils et les femmes de tes fils ». Autrement dit : Ils doivent rentrer séparément - d’abord les hommes, ensuite les femmes - et ils devraient sortir remariés, en couple. Or, Noé ne fait pas ça. Ils sortent comme ils sont entrés : les hommes d’abord, et les femmes ensuite. Donc l’arche était un lieu de protection mais aussi de remariage de l’humanité. Ce remariage-là ne marche pas.
D’ailleurs, rien ne marche complètement, mais rien ne rate complètement non plus dans l’Histoire biblique. Ensuite, il y aura Abraham et Sarah.
C’est pour dire que Dieu est un marieur, oui, un remarieur. Et Il ne se décourage pas des ratages des alliances.
Le désir, objet partiel, le serpent, alors là, on pourrait avoir une très longue discussion là-dessus. Je crois que, dans mon métier, on a plutôt envie de dire d’abord : que l’homme ne confonde pas ce que Dieu a séparé.
C’est plutôt : que chacun ait sa place, après ça l’alliance est possible, une alliance qui ne sert pas à dévorer l’autre... Je crois que bien souvent on a enseigné un idéal de l’amour où on ne faisait plus qu’un. « Faire une seule chair », c’est une seule annonce, c’est le même mot en hébreu. Quand on dit “nous”, on n’a qu’une seule annonce. Mais si “chacun” n’existe pas dans ce “nous”, ça n’est pas un vrai “nous”.
On a vu cela jusqu’au bout dans le « Gott mit uns » (« Dieu avec nous »). On sait ce que c’est qu’un faux “nous” et un vrai “nous”. En tant que thérapeute, j’espère bien que les religions sont un lieu de discernement entre un vrai “nous“ et un faux “nous”.
Pasteur Michel Leplay : Puisque j’interviens après mon collègue et confrère Philippe Brizard, que pensez-vous, Madame, de la notion, dans l’ordre théologique, d’alliance ? Vous venez d’employer le mot.
C’est quand même l’un des mots fondamentaux de la théologie hébraïque. Nos théologiens, Von Radt et quelques autres, on fait une lecture de ces deux chapitres mis en tension l’un avec l’autre. Vous avez proposé une synthèse en profondeur. Mais est-ce qu’il y a après ça une synthèse théologique et historique qui nous montrerait que finalement l’alliance que Dieu fait avec le monde, en est le fondement interne. Et dans le second récit, c’est au contraire la Création, qui est le fondement externe de l’alliance.
En quelque sorte, il y a entre les deux récits en tension, un dialogue, qui nous nous permet d’être des êtres de relation dans leur altérité et qui alors serait contre le mythe de l’homme androgyne, souvent cité à l’origine de l’humanité.
Marie Balmary : Alors, d’abord, je vais vous dire : je ne suis pas théologienne et sur ce terrain, je ne peux pas vous répondre. Non seulement je n’ai pas la compétence, mais si je n’ai pas acquis la compétence, c’est parce que ce n’est pas mon mode de pensée. Heureusement qu’il y a d’autres gens qui ont la tête faite autrement, parce que, moi, ce qui m’intéresse, au fond, ce sont les symboles plus que les concepts.
Quand vous me dites “alliance”, je pense à cette expression que vous dites, en hébreu : « on tranche une alliance ». Chez nous, on n’a l’idée que l’alliance c’est de faire un nœud, rassembler, rapprocher. Et, pour faire une alliance, en hébreu, on coupe.
J’ai dû lire Von Rad il y a longtemps, à un moment où je n’étais pas capable de le comprendre. Vous m’y renvoyez, je tâcherai de le faire, mais je ne sais pas vous répondre à ce niveau-là.
Pasteur Philippe Leplay : Vous nous renvoyez à Freud, alors, c’est un échange de bons procédés...
Marie Balmary : Nous finirons par nous entendre !
Maurice Blin : L’analyse est surprenante ! Pour le profane que je suis, ce que vous avez dit, Madame, sur la Genèse, me conduit à un point d’interrogation. Je vous demande de pardonner d’avance la relative indiscrétion.
En vous lisant et vous écoutant, l’alliance, entre l’analyse, d’une part et la Bible d’autre part, m’a toujours paru surprenante, paradoxale. En quoi l’analyse, que vous maîtrisez, ajoute-t-elle un plus à ce récit que nous faisons de la Genèse ?
Qu’elle soit, à coup sûr, un moyen terriblement efficace d’approcher de graves troubles psychologiques, les faits sont là. Mais appliquée à un domaine aussi, obscur, mystérieux, profond et traité comme absolu, ce n’est plus une analyse. Cela touche à l’être même dans sa profondeur, dans sa vérité.
Qu’ajoute l’analyse, qui n’était pas là avant que la Bible surgisse ? Peut-on considérer (je n’ai pas d’opinion là-dessus, je cherche) que la maîtrise de l’analyse, qui est vôtre, représente pour l’approche d’un texte aussi profond, mystérieux voire obscur, une nouvelle étape : la méditation sur des textes qui ne sont pas ceux d’un rêve de malades, mais qui sont, je n’ose pas le dire mais c’est un peu cela, le rêve de Dieu ? Je tremble de votre rapprochement !
Marie Balmary : Je peux dire d’abord que je n’ai rien à répondre à votre question fort respectueuse et profonde.
On n’a pas attendu la psychanalyse pour lire la Bible. Est-ce qu’elle est vraiment du niveau de ses textes ? Moi, je comprends tout à fait que vous vous posiez ces questions-là. Est-ce qu’elle ne va pas détruire le texte plutôt que l’ouvrir.
D’abord, j’ai beaucoup aimé l’expression : « le rêve de Dieu ». Parce que si nous sommes dans le rêve de Dieu, il faut que nous y comprenions quelque chose quand même. Donc, tout ce qui nous permet de nous comprendre, nous permet de Le comprendre. C’est quelque chose qu’à travers toutes les années de l’humanité je crois, on a senti.
En fait, je ne peux répondre qu’à partir de mon propre chemin.
Je me suis trouvée devant une double urgence, si vous voulez. Et qui relèvent toutes les deux non pas de la maladie de quelqu’un mais de la maladie de la parole.
J’ai trouvé la psychanalyse passionnante, inventée tout de même par un Juif et cela ne doit pas être sans rapport avec la Bible, même s’il s’en est beaucoup défendu ; un homme qui cherche sa position en face d’un Moïse qui le terrorise et qu’il va finir par supprimer dans son dernier ouvrage. Vous voyez que c’est une pensée en travail aussi, si scientiste qu’il soit, avec la présence de Dieu.
Mais j’ai trouvé un danger dans la psychanalyse, c’est qu’elle serve de religion, avec les effets qu’ont toutes les idolâtries, c’est-à-dire que ça détruit la personne, et les liens, les relations.
Et par ailleurs, j’ai vu qu’il était aussi dangereux, du côté des religions, de ne pas savoir ce qu’on dit quand on parle, que la parole avait là aussi un pouvoir immense.
La question était : est-ce que ces textes n’ont plus aucun intérêt pour nous ? Ou bien, est-ce que, quand on approfondit la compréhension de l’homme, on peut se trouver en phase avec ces textes qui sont, qui deviennent là encore plus révélants ?
Moi, la psychanalyse m’a rendue plus amoureuse de ces textes que je ne l’étais avant, donc je n’en ai pas vu le danger en ce sens, si vous voulez.
Mais, il y a 10 000 interprétations par verset. Et si une interprétation ne convient pas à quelqu’un, je ne vois pas au nom de quoi il devrait l’accepter.
Tout cela se fait avec prudence. Il me semble que notre lecture n’a pas de mauvais effet, depuis 25 ans qu’elle se tisse avec d’autres gens.
Mgr Philippe Brizard : Je voudrais apporter un petit témoignage qui pourrait être éclairant. Ce n’est qu’un témoignage.
J’ai fait de l’exégèse, j’ai fait de l’hébreu, j’ai fait du grec biblique. Je me suis obligé, pendant des années, au moins quinze ans de ma vie sacerdotale, à ne jamais préparer une homélie sans relire le texte en hébreu. C’est dire que, quand j’ai lu Le sacrifice interdit, ça a été pour moi un enthousiasme ! (Je revois encore cette page où vous commentez le départ d’Abraham : « va vers toi », c’est en partant que tu vas te trouver. Enfin, il y a des choses fantastiques dans ce livre mais je ne vais pas le résumer).
Je veux dire que, à côté d’une rationalité desséchante, à côté d’une critique qui fait table rase de tout, le fait d’avoir une autre approche a été pour moi l’occasion d’un renouvellement de la lecture et de la méditation de l’Écriture.
Et je termine sur une petite réflexion un peu en forme de polémique. Vous proposez, Madame, et je suis tout à fait d’accord avec vous - et Monsieur le Pasteur le sera aussi - cette énorme, étonnante liberté que le texte nous offre. La lecture que vous proposez n’est pas contraignante ; elle fait mieux ressortir l’étonnante liberté contenue dans la Révélation. La Révélation pour moi est libérante, elle est libération. Et la polémique est là : Je m’agace beaucoup lorsque je lis le Coran surtout quand on me l’interprète de manière autoritaire et à sens unique. J’y vois une atteinte à ma liberté et une régression de la Révélation
Janine Chanteur : Vous avez insisté de la façon la plus évidente sur le fait que nous sommes “image”. Nous ne sommes donc pas celui qui façonne une image. Nous sommes simplement images. En termes philosophiques du XXe siècle, cela a donné le mot “finitude”. Nous sommes des êtres finis. Des êtres à qui il manque en effet quelque chose, ils ne sont pas achevés. Est-ce que précisément ces textes ne sont pas l’initiation à la longue marche de l’histoire qu’il nous faudra faire, pour passer du statut d’image à celui de ressemblance ?
Marie Balmary : Oui, c’est d’ailleurs exactement, je crois, ce que pensent les Pères de l’Église, quand ils ont fait cette remarque que Dieu nous avait fait seulement « en l’image ».
Alors, peut-être, juste une petite précision : il n’est pas dit que nous sommes « images », nous sommes « en l’image ». C’est une petite différence qui peut être importante pour l’idée qu’on a de la perfection. Je crois que même Origène le reprend. Nous sommes « en l’image », à nous de faire la ressemblance.
Parfois les Pères grecs ont dit « c’est le Christ, la ressemblance ». Mais d’un certain sens, c’est tout réduire, si ce n’est pas chacun de nous. Alors, le Christ prend une place qui est assez dévastatrice pour les sujets. C’est Lui, la ressemblance, et donc, nous, maintenant, on n’a plus qu’à faire selon le modèle. Je ne suis pas sûre que l’évangile se réduise à cela.
Mais ce chemin de l’image à la ressemblance, ce serait un livre à écrire, comme de la guerre à la paix. En effet, c’est le cheminement de l’histoire.
Le Président : Il y aurait beaucoup d’autres questions et en particulier une que je me pose tout en me disant qu’il conviendrait peut être de la laisser de côté parce qu’elle n’a pas la même teneur, la même qualité ni la même hauteur que toutes celles qui ont été posées depuis la fin de votre intervention.
Dans votre exposé, vous avez avec humilité posé la question pratique de l’intérêt que pourrait avoir aujourd’hui vos propos en évoquant les débats que nous allons avoir bien entendu tout au long de cette année.
Et en même temps, dans l’une de vos réponses, vous disiez : « mais il faudrait avoir le texte, le lire ! » Alors, vous voyez, nous sommes un peu démunis. À la fois, on cherche mais en même temps, je reprendrais volontiers les propos de Monsieur le Sénateur Blin : à la fois on approfondit, on creuse du texte et on se dit : « c’est passionnant », tout en se sentant un peu démunis... Dans ces conditions, comment peut-on faire pour mettre en œuvre toutes les conséquences de ce que vous nous dites ?
Marie Balmary : Je crois qu’il y a ici beaucoup de compétences diverses pour mettre en œuvre les choses que les chercheurs peuvent apporter à votre panier, si je puis dire. C’est à cela que nous servons.
On ne peut pas faire tous les métiers. Il nous arrive de devoir écrire des articles pour donner des arguments, que ce soit aux évêques ou à une revue de gauche comme cela vient de m’arriver - et je trouve ça assez extraordinaire - pour penser les nouvelles lois sur la filiation, le mariage par exemple. Nous ferons notre possible pour apporter des éléments de réflexion - tout le monde n’a pas un tel temps, une telle énergie à consacrer à cette lecture des textes.
Académie d'Education et d'Etudes sociales - Séance du 12 octobre 2006 -
http://aes-france.org est une Association déclarée (loi 1901) créée en 1922, qui regroupe et a regroupé en son sein, comme membres titulaire, associés ou correspondants, ceux et celles qui, en France et dans les pays francophones, veulent contribuer à approfondir le christianisme social.

On pourra aussi réfléchir sur l’intervention de Rémi Brague Professeur de philosophie à l’Université Paris I et à l’Université de Munich : “La place de l’homme et de la femme dans le judaïsme, le christianisme et l’islam”

ROME, Lundi 12 février 2007 (ZENIT.org - ZF07021209) –
Les récits fondateurs de l’humanité sont bâtis sur la différence et la complémentarité de l’homme et de la femme.
Les croyants en voient l’attestation dans les récits de la création que leur transmet la Parole de Dieu : “Au commencement, Dieu créa l’homme et la femme”. C’est ce qu’affirment les responsables chrétiens, juifs et musulmans de la région de Lyon dans une déclaration commune sur le mariage.
Le mariage, c’est l’union d’un homme et d’une femme.
Une déclaration commune, les responsables chrétiens, juifs et musulmans de la région lyonnaise attirent l’attention sur l’institution du mariage comme repère fondateur de l’humanité.
La question se pose aujourd’hui de savoir si la loi peut autoriser le mariage de deux personnes du même sexe. Il ne s’agit pas là d’un simple débat de société, mais d’un choix majeur, sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas un cadeau à faire aux générations futures.
Il y a déjà assez de souffrances occasionnées par la fragilité des liens familiaux, sans parler des maladies qui touchent nos proches et des deuils. Cette fragilisation est pour beaucoup dans la difficulté que rencontrent les adultes pour aider les jeunes à construire leur vie.
Comment ceux-ci seront-ils capables d’acquérir une formation solide, d’affronter leur avenir avec confiance, d’honorer les obligations d’une profession et de construire dans l’équilibre leur propre famille, si l’on relativise l’institution du mariage ? Il est capital de ne pas brouiller ce repère fondateur de l’humanité.
Une institution aussi essentielle ne peut pas être soumise aux fluctuations des courants de pensée. Elle se situe bien au delà des différences religieuses ou des clivages idéologiques. À l’heure où tant d’enseignants constatent la difficulté croissante des jeunes issus de familles éclatées à suivre correctement leur scolarité, peut-on vraiment songer à un tel bouleversement dont les conséquences pourraient être dévastatrices ? L’expérience montre ce qu’il nous en coûte aujourd’hui d’avoir laissé saccager la nature. N’allons pas maintenant déstructurer l’humanité, qui est le cœur de toute la création !
Il y a mensonge à prétendre qu’il est indifférent pour un enfant de grandir ou non avec un père et une mère. Les récits fondateurs de l’humanité sont bâtis sur la différence et la complémentarité de l’homme et de la femme. Les croyants en voient l’attestation dans les récits de la création que leur transmet la Parole de Dieu : « Au commencement, Dieu créa l’homme et la femme ». Ils sont appelés à s’unir dans le mariage pour donner la vie et la faire grandir. Tel est le socle originel sur lequel sont fondées nos vies personnelles, nos familles et nos sociétés. N’oublions pas qu’il est fragile !
Lyon, le 6 février 2007
Cardinal Philippe BARBARIN, Archevêque de Lyon
Monsieur Azzedine GACI, Président du Conseil régional du culte musulman Rhône-Alpes
Père Athanase ISKOS, Prêtre de l’Église orthodoxe grecque
Monsieur Kamel KABTANE, Recteur de la Mosquée de Lyon
Révérend Chris MARTIN, Ministre de l’Église anglicane
Pasteur Jean-Frédéric PATRZYNSKI, de l’Église luthérienne
Monsieur Richard WERTENSCHLAG, Grand Rabbin de Lyon et de la région Rhône-Alpes
Pasteur John WILSON, de l’Église évangélique baptiste
Monseigneur Norvan ZAKARIAN, Évêque de l’Église arménienne apostolique


La place de Dieu dans l’Europe de demain
Monsieur François Georges DREYFUS
Professeur émérite d’histoire du XXe siècle, à la Sorbonne

L’identité de l’Europe repose sur quatre piliers : l’héritage ethnique indo-européen, la pensée grecque, le droit romain et les traditions de la société latine, le judéo-christianisme.
Le poids du judéo-christianisme est l’élément essentiel de l’identité européenne. Il n’y a pas d’Europe sans Dieu, même s’il y a de nombreuses cellules dans la maison du Père.
Dans l’Europe d’aujourd’hui (à quinze ou à vingt-cinq), il est évident que la place de Dieu est faible car les croyants connus sont peu nombreux. Pourtant, si l’Europe veut exister autrement que comme zone de libre échange, elle doit reconstruire son identité et réintégrer les valeurs que Dieu, par la Thora et les Evangiles, nous a données. Peut-on rétablir en Europe la place que Dieu a tenue durant des siècles ?
Jean-Claude Roqueplo : Agrégé d’Histoire et professeur ès Lettres, Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, Paris IV, de 1991 à 1998, aujourd’hui professeur émérite, Monsieur François-Georges Dreyfus a d’abord été, pendant 30 ans, maître de conférences puis professeur à l’Université de Strasbourg. Il y a dirigé successivement l’Institut d’études politiques, le Centre d’études germaniques - fondé initialement par le Commandement français en Allemagne - il est à ce titre co-fondateur de la Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, éditée par ce Centre depuis 1969 - et enfin il y a dirigé l’Institut des Hautes études européennes.
Le professeur Dreyfus est aussi professeur associé à la faculté de Théologie réformée d’Aix-en-Provence. Il a consacré de nombreux ouvrages à l’histoire de l’Allemagne et aussi à celle des relations internationales, notamment autour des relations franco-germaniques et, de façon plus générale, à l’histoire de l’Europe. Il est actuellement, à la Sorbonne, directeur d’un séminaire consacré aux communautés religieuses en Europe.
Le Professeur Dreyfus a également publié d’importantes études, historiques et sociales, sur la vie religieuse et politique en France - telles que celles consacrées à la Résistance, au nationalisme et au patriotisme - et dirigé des travaux relatifs à ces questions.
Compte-tenu de notre sujet d’aujourd’hui, parmi toutes ces nombreuses et magistrales œuvres, j’en citerai tout spécialement, parmi les plus récents, deux.
Le Troisième Reich tout d’abord, publié directement en Livre de poche en 1998, qui analyse les origines, les structures et les relations de l’État National-Socialiste et les situe dans une synthèse historique qui en fait apparaître toutes les dramatiques perspectives. On y note en particulier les tragiques points communs entre le National-Socialisme et le Bolchevisme quant à leur “athéisme”. En effet, dites-vous : « Effectivement, l’anti-christianisme est un des fondements des idéologies bolcheviques et nazies. Il n’est pas question qu’une Église, quelle qu’elle soit, intervienne dans la vie de ces États, à la différence des fascismes développés dans les Pays catholiques (Italie, Espagne, Autriche de Dolfuss). Ceux-ci admettent le rôle tenu par l’Église romaine et ne prétendent donc pas à la vérité absolue ! »
L’engrenage ensuite, en 2002, passionnante analyse de l’aveuglement qui préside aux relations internationales dans les 20 courtes années qui séparent la fin de la Grande Guerre de la Deuxième guerre mondiale et de l’isolement progressif de la France au cours de cette période capitale, qui nous ouvrent aussi des sujets de méditation sur les situations actuelles.
François-Georges Dreyfus prépare actuellement une édition en livre de poche de son histoire de l’Allemagne. Compte tenu des origines de notre Académie, fondée en 1922 par le futur Cardinal Baudrillart, nous sommes heureux d’accueillir aujourd’hui ce grand connaisseur de cette période cruciale de l’histoire politique, religieuse et sociale qui se situe entre “les deux grandes guerres civiles européennes” et de notre période actuelle.
J’ajoute enfin que c’est toujours une grande satisfaction de retrouver périodiquement, en alternance, sur “Radio-Courtoisie”, votre Libre-journal du Dimanche midi où vous avez longtemps voisiné avec notre Vice-présidente Isabelle Mourral.
Associée à votre Foi chrétienne, votre expertise d’historien et de politologue, tant dans le domaine des relations internationales et européennes que dans celui du rôle politique des forces religieuses et idéologiques et de leurs rapports avec la laïcité, vous désignaient tout naturellement, Monsieur le Professeur, pour nous aider aujourd’hui, dans le cadre de notre interrogation générale sur les risques d’un Monde sans Dieu, à juger des aspects spécifiques - ombres sans lumières - des perspectives de la place de Dieu dans l’Europe de demain et, si possible, à en tirer des conclusions sur les voies et moyens nécessaires pour que cette place soit reconnue et respectée.
Il s’agit de porter notre regard sur la place (ou l’absence) de la religion dans la société politique européenne contemporaine et sur les moteurs moraux ou spirituels dans les rapports communautaires, en particulier entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, comme vous l’avez fait, par exemple, dans votre étude de l’isolement progressif de la France au cours de la période qui conduit de la victoire de 1918 à l’effondrement de 1940. Pour cela, il nous faut réfléchir - comme le Pape Jean-Paul II y invitait les participants au IIe forum Alcide de Gasperi pour la démocratie, la paix et la coopération internationale, le 23 février dernier - à la « sécularisation de l’Europe et à son héritage chrétien ». Devons-nous, à notre tour, proclamer, comme le faisait Mgr. Hyppolite Simon dans Le Monde du 14 octobre 2000 : « Peut-on nier l’héritage religieux de l’Europe ? » car « pourquoi et comment l’État de droit pourrait-il demander aux croyants de le respecter, si c’est lui qui commence par les ignorer et par mépriser ce qu’ils considèrent comme fondateur de leurs engagements civiques et sociaux ? »
Face aux indifférences, aux attaques et aux menaces des fanatismes de tous bords, la Foi des Chrétiens ne doit-elle pas demeurer le ciment spirituel et culturel indispensable à l’Europe en devenir, pour éviter qu’elle ne se trouve entraînée, par l’oubli de ses valeurs, dans un nouvel et redoutable “Engrenage”, selon le titre très pertinent de votre récent ouvrage ?
François-Georges Dreyfus : Monsieur le Président, Mon Général, je voudrais d’abord vous remercier et remercier l’Académie d’Éducation et d’Études sociales de m’avoir invité, aujourd’hui, dans cette maison prestigieuse qui a été fondée par le Cardinal Baudrillart qui avait voulu cette Institution - pour reprendre ce qu’il dit dans ses Carnets - « pour favoriser la présence chrétienne dans le monde d’aujourd’hui » et j’ajouterai « pour lutter contre la laïcisation et la sécularisation de nos sociétés ».
Ce qui était vrai en 1922 demeure d’actualité en 2002. Le refus de la France d’assumer l’héritage religieux, d’inscrire les sources judéo-chrétiennes comme fondement de l’Europe dans le projet de préambule de la future constitution de l’Union européenne en est la preuve la plus vivante.
Le sujet que vous me proposez de traiter en ce jour où débute la session du Conseil européen de Copenhague de décembre 2002, organisé par la Présidence danoise, est donc tout à fait d’actualité.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, vous me permettrez deux observations.
La première, c’est que je suis historien, politologue et point philosophe. Même si je m’intéresse au problème religieux, je ne suis point théologien non plus. Je voudrais d’autre part spécifier que je ne suis pas catholique et non plus réformé, même si j’enseigne dans une faculté réformée, mais que je suis luthérien, profondément luthérien, c’est-à-dire un chrétien protestant qui, s’il ne reconnaît pas l’autorité du Saint-Père, se veut profondément trinitarien, reconnaissant tout autant l’importance de la Sainte Vierge que des Saints qui, tout au long des siècles, « contribuèrent, comme dit Martin Luther, à l’édification du peuple chrétien ».
Ceci dit, venons-en à notre sujet : « La place de Dieu dans l’Europe de demain ».
Quelle Europe ?
Je crois qu’il faut poser tout de suite cette question infiniment délicate, on vient de le voir par le débat national qui vient de se développer à propos de la Turquie : quelle est l’Europe ? quelles sont les frontières de l’Europe ? Depuis des siècles on estime que l’Oural, la Mer Noire, le Bosphore séparent l’Europe de l’Asie. Il faut bien reconnaître que c’est assez artificiel. C’est vrai géographiquement, mais l’Oural n’est en aucun cas une limite économique, politique ou culturelle. À l’est, comme à l’ouest de l’Oural c’est la Russie, les Tsars, ne l’oublions pas, ayant occupé la Sibérie jusqu’au Pacifique dès le milieu du XVIIe siècle et par conséquent la population sibérienne est russe, parle russe et appartient, du moins en théorie, à l’Orthodoxie. De ce point de vue, “l’Europe de l’Atlantique à l’Oural”, c’est une belle formule qui n’a d’autre signification politique que celle qu’y mettait le Général De Gaulle.
Les limites de l’Europe
Alors, quelles limites assigner à l’Europe ? On peut, bien sûr, y inclure l’ensemble russe, mais cela veut dire une Europe qui va de Brest à Vladivostok, le port russe qui est en face du Japon. On peut de la même manière exclure cet ensemble russe, placer la frontière sur le fleuve qui sépare la Pologne de la Russie. Mais il est difficile de trouver un élément constitutif de cet ensemble géographique. L’Europe, cela pourrait aussi être l’ensemble des États adhérant à l’Union ; l’ensemble des États adhérant au Conseil de l’Europe. Disons-le très clairement, tout cela n’est pas très sérieux puisque le Conseil de l’Europe va aujourd’hui jusqu’au Kazakhstan, ce qui est une vision un peu extraordinaire de l’Europe.
Il est vrai que cela rejoint un thème de discours dominical que l’on retrouve chez bon nombre de politiques en France comme ailleurs. « L’Ukraine ou la Moldavie, c’est l’Europe » disait-on récemment ! Monsieur Mitterrand de la même manière avait affirmé que « l’Algérie, c’est la France ». Je pense que l’Europe c’est un ensemble qui se fonde sur une identité culturelle. Ce n’est pas seulement une union douanière ; ce n’est pas seulement une zone de libre-échange ; une communauté économique ; l’Europe, c’est d’abord des peuples. Un peuple européen, des nations européennes qui partagent, ensemble, un certain nombre de valeurs communes. Et comme le disait le Pape Jean-Paul II : « c’est la culture qui est la fondatrice d’un peuple », de la même manière l’Europe c’est incontestablement un ensemble culturel fondé sur un patrimoine dont tous les Européens sont les héritiers, et auxquels incombe une mission. La vraie Europe, c’est d’abord une communauté culturelle.
Trois apports essentiels
Cette communauté européenne est la résultante, le creuset de trois apports essentiels : l’héritage celtique, le legs gréco-romain et le judéo-christianisme.
L’héritage celtique, même si on le néglige trop souvent, c’est une évidence dans la mesure où le monde celtique s’étend, à la fin du IIIe siècle av. J.C., de la Transylvanie à la Grande-Bretagne, de la Zélande au sud du Portugal, laissant quelques places au nord aux Germains. Ceux-ci ne sont point, même si les nazis le prétendaient, à l’origine du monde indo-européen mais ils n’en sont qu’une branche, au même titre que les Slaves, les Italiens ou les Iraniens, même les Kurdes. Même si les Celtes de Gaule et plus tard ceux de Germanie occidentale sont romanisés par la conquête romaine ; ces Celtes, plus ou moins romanisés, de Germanie ne peuvent être négligés car ils apportent à la Gaule un héritage celto-germanique d’autant plus important que la conquête de la Gaule par Clovis et ses hommes à la fin du Ve siècle est le fait de Francs, c’est-à-dire de Celtes germanisés. L’apport celto-germanique doit être d’autant moins négligé que la celtitude a joué un rôle essentiel dans la constitution des civilisations anglo-saxonnes, scandinaves, franques ou ibériques. Elle est encore vivante dans la toponymie de toute l’Europe occidentale et centrale.
Bien entendu, il y a aussi le legs gréco-romain. Cela paraît tellement évident que je me demande s’il faut s’y attarder. Pourtant je voudrais rappeler quelques éléments qui me paraissent essentiels. L’apport gréco-romain, c’est d’abord un certain sens de la personne qui, développé par certains philosophes grecs, devient une réalité dans le cadre de l’Empire romain. Pensons à cet élément essentiel de la société gréco-romaine et de la société latine, à celui qui est civis, citoyen, qui a revêtu la toge virile. C’est une conception sûrement inégalitaire puisqu’il y a toujours des affranchis, des esclaves, mais par ailleurs fort égalitaire puisqu’il y a des citoyens romains dans l’Empire et depuis le début dans toutes les parties du monde romain. Après tout, ne l’oublions pas, Saul, le futur apôtre Paul, est citoyen romain, à la différence d’ailleurs du Christ. Ensuite, si le monde romain a su organiser la cité et la faire respecter, à l’exception d’ailleurs du Royaume-Uni, l’Europe tout entière fonde son système juridique sur le droit romain que l’on a longtemps enseigné dans nos Facultés.
Il faut aussi penser que la société romaine doit être organisée. Sans doute, dira-t-on, les structures administratives du monde romain n’ont rien à voir avec celles de nos sociétés contemporaines. Je crois que c’est une erreur car dans toutes les régions romaines qui ont été romanisées on retrouve souvent, dans la limite des circonscriptions intermédiaires, arrondissements en France, Kreise en Allemagne, comtés même en Grande-Bretagne les limites des civitates romaines.
Tout cela fait que nous devons au monde romain la conscience d’une société ordonnée. Et on lui doit une deuxième chose : l’idée de la séparation des pouvoirs. Les trois éléments essentiels de la vie publique dans la Rome républicaine, qui perdurera quand même, ne sont-ils pas le Consul, les Prêteurs et le Sénat ? Plus qu’on ne le croit, plus qu’on ne le dit aujourd’hui, tous les Européens ont été imprégnés de pensée latine. L’Europe, c’est d’abord un monde latin et, ici, le rôle de l’Église catholique et ensuite des Églises issues, par des schismes, de l’Église romaine est essentiel. L’Église protestante, les grands Réformateurs, ont tous été baptisés dans l’Église catholique, apostolique et romaine, même si, ensuite, ils ont divergé. Je crois qu’on ne peut pas l’oublier.
Cette Europe, façonnée par le judéo-christianisme, est une Europe latine et judéo-chrétienne. En fait, toute notre éthique, et c’est ce que rappelait tout récemment le Cardinal Lustiger dans La Promesse, repose à la fois sur la Torah et sur les Évangiles. À la Torah, nous devons une série de règles fondamentales, à commencer par le “Décalogue”. Nous oublions peut-être un peu trop souvent que ce que l’on appelle la morale puérile et honnête vient tout droit des Écritures. À la limite, on pourrait rappeler qu’un certain nombre de textes, sur l’avortement ou sur l’homosexualité, ont été envisagés par la Torah, pour les condamner ; or ces instructions juives n’ont point été abolies par Jésus, il est venu « pour accomplir et non pour abolir ».
Mais la marque judéo-chrétienne va beaucoup plus loin. Elle va beaucoup plus loin par ce que l’on appelle dans le monde laïc “les droits de l’homme” : on oublie toujours que les fondements même des droits de l’homme sont d’origine chrétienne. Je dis bien “chrétienne” parce que, si la liberté du peuple de Dieu peut se fonder sur une formule de la Genèse où nous sommes « faits à l’image comme à la ressemblance de Dieu », ces hommes, enfants du Dieu vivant, libérés par le sacrifice du Christ, sont égaux entre eux. Il n’y a « ni juif, ni grec, ni maître, ni serviteur » disait l’apôtre Paul.
Enfin, ils doivent pratiquer la fraternité : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » et, au-delà de tous ces commandements, la marque chrétienne va beaucoup plus loin. Car c’est autour de l’Église, autour du Pape, les évêques et les clercs que s’est uni le peuple de Dieu et pendant quinze siècles c’est cette Église autour du Pape et des évêques qui a uni les hommes en Europe, au-delà des divergences nationales ou seigneuriales. La Réforme que l’on n’a su ni prévoir, ni canaliser, va « casser » cette unité de la chrétienté. Mais sans doute l’Église luthérienne, l’Église anglicane n’oublieront jamais, ne serait-ce que dans leur liturgie, on l’oublie un peu trop souvent, les liens qui les unissent à la chrétienté latine. Il est vrai toutefois que la cassure existe. À partir de 1530-1550 quand les excès des nombreuses Églises issues de la Réforme luthérienne, zwingliens, calvinistes, anabaptistes, plus tard méthodistes et baptistes, ne faciliteront pas cette prise de conscience. Pourtant, ayons conscience que l’Europe n’existe, comme le rappelait mon collègue Brague, que « là où se dressent chapelle romane, cathédrale gothique, église baroque ». Il n’y a d’Europe que dans ces conditions et on pourrait presque dire que la carte de l’Europe cistercienne du XIIIe siècle est une très bonne introduction à une certaine vision de l’Europe.
Mais c’est vrai, nous le reconnaissons volontiers, qu’à nos yeux, cela exclut de l’Europe, telle que nous la concevons, ceux qui récusent cette latinité, en d’autres termes les orthodoxes en général : Russes, Grecs, Serbes, Bulgares, Ukrainiens et naturellement tous les États dont les traditions culturelles sont étrangères au judéo-christianisme.
L’Europe latine
Il est vrai aussi que cette Europe latine propose depuis des siècles des valeurs pour la vie quotidienne, pour la vie pratique, dont les implications pour le monde socio-économique ou même politique ne sont pas négligeables. Et ces valeurs qui s’enracinent dans la chrétienté latine sont essentielles. C’est, par exemple, la volonté en face du fatalisme des Églises orthodoxes, la reconnaissance de la valeur sacrée du travail, la ponctualité (pensons aux règles des ordres monastiques), le respect de l’épargne, le sens de la responsabilité... Et la conjonction de ces valeurs va permettre, à partir du XIIe siècle, aux peuples européens d’Occident de s’approprier puis de développer des techniques venues d’ailleurs qui vont assurer pendant des siècles la supériorité technologique mais aussi politique et la puissance internationale de l’Europe. Cela nous amène à parler de la vocation de l’Europe.
Cette Europe latine a une vocation essentielle. Elle est le moteur de cette révolution scientifique et culturelle qui débute à partir du XIIe siècle avec le décollage économique de l’Europe, favorisé par les Croisades, la poussée démographique, l’extension des cultures, le commerce international. Ce sont ces valeurs que l’Europe va développer et qui contribuent à expliquer sa vocation universelle.
À partir du XVIe siècle, avec les Grandes Découvertes, navigateurs, explorateurs et missionnaires européens étendent le champ de l’Europe. Les colonisations française, portugaise, espagnole, britannique et néerlandaise contribuent à élargir le champ de la vocation européenne. Certes, un certain nombre d’entre elles, détournées de leur sens premier, ont plus ou moins échoué. D’autres, au contraire, sont des succès dont nous devons être fiers, comme le rappelait d’ailleurs très justement hier Monsieur Poncelet, Président du Sénat, au cours d’une réception sur les relations entre l’armée et la société civile. Car les colonisations ont permis de renforcer la reconnaissance de la dignité et de la valeur de l’homme par toute une série d’autres civilisations qui, généralement, la niaient. Elle a favorisé aussi le développement, plus ou moins égal, mais pourtant incontestable des communautés humaines. Prenons un seul exemple : sans colonisation, l’Afrique du XXIe siècle débutant serait encore très largement au temps de l’âge du fer.
Les limites de cet universalisme, ce sont les guerres civiles européennes et je n’insisterai pas. Des guerres de religion aux deux guerres mondiales, de la guerre de Cent ans à 1945, l’Europe ne cesse de connaître des conflits. Il y a aussi les dérives et, en particulier, les dérives de la Révolution française ; le mythe de la nation qui, d’une entité nécessaire, s’est dévoyé en un nationalisme qui dès 1792 tourne dans notre pays et pendant longtemps à l’impérialisme nationaliste et à la déification de la Nation.
Or, en même temps, nous voyons se développer, autre conséquence de la Révolution française, la dérive de la Démocratie qui sera parfois tentée de devenir une démocratie totalitaire fondée sur la terreur qu’a longuement étudiée mon collègue israélien Talmon.
Cette dérive totalitaire va entraîner effectivement l’apparition de régimes totalitaires. L’influence de la Révolution, et particulièrement de la Terreur, s’exerce sur Marx puis sur Lénine. Lénine en particulier qui prend la terreur comme modèle pour instituer la dictature du prolétariat. Le socialisme marxiste est un socialisme totalitaire totalement contraire aux socialismes humanistes que développait par exemple Proudhon. Ce socialisme totalitaire, envisagé par Marx, théorisé par un Français qui s’appelle Georges Sorel avec ses Réflexions sur la violence, est à la source non seulement du totalitarisme bolchevique, mais aussi, comme le rappelait tout à l’heure Monsieur le Contrôleur Général Roqueplo, du totalitarisme national-socialiste.
Une vocation menacée
Cette vocation de l’Europe est aujourd’hui menacée. Elle est menacée d’une part par le marxisme-léniniste. Vous me direz : le marxisme n’existe plus. Eh bien si : il n’est pas mort ! Il faut que nous en soyons conscients. Il est même d’autant plus dangereux que, s’il n’est plus militaire comme ce fut le cas jusqu’à l’implosion du système soviétique, il demeure fort car il s’est insinué dans la pensée occidentale, très particulièrement en Europe et même dans certains éléments de la pensée chrétienne. De surcroît il a perturbé dramatiquement les systèmes économiques au point que l’URSS était encore en 1990 un pays à peine développé, son produit intérieur brut par habitant étant à peine le tiers de celui de l’Europe occidentale !
Tout ceci a contribué au sous-développement accéléré de l’ensemble du Tiers-Monde. Pensons à la Corée du Nord, pensons même à certains États arabes, au Viêt-Nam, à l’Amérique latine, à l’Afrique noire.
Puis, naturellement, il y a la menace que représente l’Islamisme qu’aggrave le caractère souvent peu tolérant et anti-humaniste de l’Islam ; un Islam qui, de toutes façons, récuse la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel ; qui récuse la fraternité des hommes et qui, même d’une manière plus modérée que les Islamistes, admet la « djihad » et ne la condamne jamais.
Mais surtout, la plus grande menace c’est la menace matérialiste venue de l’enrichissement de l’Occident, venant donc de l’Occident lui-même qui secrète toute une série de doctrines destructrices. La volonté de développer une société plus juste et plus libre a débouché sur des utopies égalitaristes mais aussi sur des utopies totalitaires qui sont devenues d’ailleurs autre chose que des utopies. L’amour de la paix a souvent favorisé toutes les abdications et on l’a bien vu en France entre les deux guerres. La tolérance qui conduit à tolérer l’intolérable, la recherche du bonheur initie souvent un hédonisme de bas étage. La volonté de rendre justice à autrui nous amène à nous déprécier, à exalter sans mesure les vertus, souvent imaginaires, du bon sauvage, du Tiers-Monde ou du barbare rénovateur.
Mais peut-être la toxine la plus grave est-elle le refus de l’enfant car elle est porteuse de toutes les autres toxines qui conduisent évidemment à enlever à l’Europe tout une série de vocations, qui contribue à enlever à l’Europe le devoir qu’elle pourrait et la place qu’elle devrait remplir.
Une crise de spiritualité
Alors on comprend la situation d’une Europe qui, de plus en plus, face au Seigneur, a oublié le poids du spirituel vrai auquel on substitue une pseudo spiritualité de pacotille et je pense aussi bien aux sectes qu’aux astrologues de toutes sortes qui se multiplient à une vitesse considérable. Au cours d’un séminaire à la faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence, il y a maintenant quatre ans, nous nous sommes penchés, mes étudiants et moi, sur le problème des sectes, sur le nombre d’astrologues et autres groupes de ce genre, en nous fondant uniquement sur les pages jaunes des départements du Var, du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Entre 1980 et 1995 leur nombre avait été multiplié par plus de vingt. Donc ils sont présents ! Il suffit de constater qu’au moment des examens, il y a de jeunes Africains qui vous distribuent des petits papiers vous expliquant que tel mage sénégalais, soudanais ou autre, vous annoncera le sujet qui sortira le jour de l’examen. À l’un d’entre eux j’ai dit : « Vous êtes très fort, parce que, moi, je ne le sais pas encore ! »
Si l’on écoute les sociologues et les théologiens, cette crise de la spiritualité, cette crise que connaissent nos Églises, c’est la faute à la société, c’est la faute à l’industrialisation, c’est la faute à l’urbanisation. Je veux bien, mais je me tourne vers un autre ensemble chrétien, occidental, que sont les États-Unis. Ils sont au moins aussi riches que nous, l’urbanisation, l’industrialisation sont encore plus développées qu’en Europe. Or, qu’est-ce que je constate ? 95 % des Américains dans tous les sondages depuis vingt ans se disent religieux et déclarent qu’ils croient en Dieu. Plus de 90 % des Chrétiens croient à la Sainte Trinité et à la résurrection des corps. En Europe, 65 % de la population se dit religieuse ; 20 % se dit appartenir à un ensemble non religieux et 10 % se déclare athée ou agnostique, les autres refusant de répondre. Les Américains pratiquent dans une proportion considérable, de l’ordre de 70 % ; l’Europe, 28 %. Et ici, il y a des chiffres auxquels on pourrait réfléchir quand on compare le nombre de ceux qui croient en Dieu et ceux qui vont régulièrement à un service religieux. Dans un pays comme la France, seulement 50 % des Français déclarent croire en Dieu. 50 %, ce n’est pas beaucoup. 16 % déclarent assister régulièrement à un service religieux. Dans les pays protestants, c’est encore pis : 4 % de pratique religieuse au Danemark, à peine 24 % dans le Royaume-Uni. Dans des pays mixtes, la pratique religieuse reste relativement importante en milieu catholique, elle est plus importante qu’en France en tout cas, aussi bien en Allemagne qu’aux Pays-Bas, alors que la pratique protestante est presque aussi faible qu’en Scandinavie.
Soyons honnêtes, cette crise s’est développée après 1965 sous le double effet d’un élément politique et d’un élément religieux. Un événement politique, c’est la guerre du Viêt-Nam et le développement des mouvements contestataires aux États-Unis. Mais sur le plan religieux - et je me sens très libre pour le dire, je ne suis pas Catholique - le Concile de Vatican II dont les décrets sont tout à fait remarquables et qui ne me gênent en aucune manière, va jeter un tel trouble dans le monde catholique qu’il ne s’en remettra que difficilement.
En fait, en Europe occidentale, la crise de 68 a été infiniment plus profonde qu’on ne croit. Les Églises, catholiques ou protestantes, ont suivi le mouvement. Croyant montrer de la compassion, elles ont montré plus que de la complaisance pour les grands thèmes à la mode : la philosophie athée marxiste ou même structuraliste. L’émancipation individuelle, s’engageant dans ce que mon collègue Gusdorff appelait “le misérabilisme populiste”, le Planning familial, l’avortement, le soutien à l’homosexualité, le combat pour le communautarisme et il suffit de lire le récent ouvrage de Madame Toupin-Guillot sur le Centre Catholique des Intellectuels Français pour comprendre comment l’intelligentsia chrétienne, catholique ou protestante, a pu dériver ainsi.
La situation est totalement différente aux États-unis. En Europe, les Églises soutiennent ces dérives. Pensons aux réactions hostiles de certains catholiques, parmi les plus huppés, à l’Encyclique Humanae Vitae de Paul VI, aux attaques venimeuses à l’encontre de Jean-Paul II ; pensons à un certain nombre d’évêques ou de prêtres... J’ai de mauvaises lectures, alors je lis Golias et je regarde le Trombinoscope des évêques. Qu’est-ce que je constate ? Plus un évêque est proche du Pape, moins il a de mitre ; on lui met même parfois un bonnet d’âne ! Soyons conscients aujourd’hui que, dans le Trombinoscope, vingt-huit évêques ont au moins deux mitres, ce qui veut dire qu’au fond ils ne sont pas très favorables à ce que pense le Pape. Il y en avait davantage, c’est vrai, quand j’ai écrit Les évêques contre le Pape (1985) car peu à peu, avec les nominations de Jean-Paul II, les choses s’arrangent un peu. Mais, 30 % de l’épiscopat reste incertain : à la limite, permettez-moi de dire qu’en récusant le Souverain Pontife, ils se « protestantisent » !
Quand on sait que Golias entretient des relations étroites avec le réseau Voltaire, on comprend l’impact de ces dérives. Et on les retrouve, soyons honnêtes, en Belgique, en Allemagne, pour parler des pays que nous connaissons. Reconnaissons d’ailleurs qu’il y a un progrès. En 1988, dans sa thèse en Sciences politiques, Madame Vassort-Rousset (Des évêques en politique) notait que la moitié des évêques français avait une vision marxiste de la société et de l’économie. Sa thèse a été publiée dans les “Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques”. Or aux États-unis, dès 1969, si les grandes Églises, je veux dire les Épiscopaliens, les Presbytériens, connaissent les mêmes dérives que nos grandes Églises françaises, les Églises baptistes, elles, ont parfaitement compris que, dans ces conditions, il fallait revenir à la grande tradition chrétienne. Luthériens et Baptistes ont compris qu’il fallait maintenir le message traditionnel et récuser les grandes déclarations ecclésiastiques sur la « fausse présence au monde » comme disait déjà en 1971 le philosophe et historien Jacques Ellul. Dean Mc Kelley avait dès 1972 souligné ces évolutions divergentes à l’intérieur du protestantisme américain. D’une part ceux qui vont être de plus en plus fidèles et qui vont fonder les chaînes de la télé-évangélisation et au contraire, ceux qui sont de moins en moins fidèles : ces églises connaissent des pertes considérables de fidèles. Les télé-évangélistes rassemblent sur le câble près de 30 % des téléspectateurs américains. Ce thème frappe tellement un certain nombre de chercheurs que la revue “The Economist”, le 5 avril 1980 prédisait, six mois à l’avance, contre tout le monde, la victoire du Président Reagan et du conservatisme américain.
Pourquoi croire en Dieu dans une société où nombre d’hommes d’Église, prêtres ou pasteurs, critiquent les valeurs traditionnelles, la famille par exemple, estiment qu’on peut bénir des couples homosexuels, s’attaquent systématiquement à certaines mesures sur la protection des identités culturelles et à tout moment ne cessent de se repentir ?
Dieu dans l’Europe de demain ?
Quelle place aura alors Dieu dans l’Europe de demain ? On peut sérieusement se demander quelle importance les Européens accorderont, demain, au Seigneur. Pendant des siècles, dans l’Europe judéo-chrétienne, Dieu a été présent en raison du poids du clergé, du poids de la tradition, confortés par la famille et renforcés aussi par l’enseignement et pour les Chrétiens par l’évangélisation. Les colonnes de missions, les croix de missions qui se trouvent dans tout le territoire de l’Europe occidentale, en France, en Allemagne, en Belgique ou en Espagne est très caractéristique de cette politique de ré-évangélisation au XIXe siècle, poursuivant ainsi l’action entreprise depuis un millénaire par les Ordres religieux.
L’enseignement religieux
Mais l’enseignement religieux, catholique ou protestant, a quasiment disparu. De même a disparu le prosélytisme et le mot, si l’on en croit un évêque auxiliaire de Paris, est banni. L’évangélisation, comme l’enseignement de la Foi sont mis de côté dans l’enseignement dit religieux. La plupart des établissements d’enseignement privés se gardent bien de pousser leurs élèves à pratiquer ou même simplement à s’instruire. On rappelait l’autre jour devant le Cardinal Poupard, que dans une école religieuse du diocèse de Marseille, une Bonne Sœur préférait étudier le Coran plutôt que la Bible. Dans l’Alsace concordataire où l’enseignement religieux est obligatoire on fait bien d’autres choses. On parle essentiellement du sous-développement et du Tiers-Monde. Parler en maîtrise de Sciences politiques du « chemin de Damas » laisse les étudiants songeurs. « Mais enfin qu’est-ce que le chemin de Damas vient faire dans un enseignement de sciences politique, où l’on vous entretient de l’itinéraire d’un homme politique ? » Ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas.
Il est bien évident que l’enseignement privé existe mais il est essentiellement lié au fait de ne pas être tenu par la carte scolaire pour lui. Au nom d’une fausse vision de la liberté religieuse on se garde, aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, d’en profiter. C’est la grande différence avec la période d’avant 1950. Je pourrais presque opposer à cette inertie de l’enseignement chrétien l’essor des écoles juives qui entraîne une re-judaïsation de juifs ashkénazes dont les familles, vers 1960, étaient totalement dé-judaïsées.
Les médias chrétiens
Enseigner aujourd’hui, cela passe par l’école et par les médias. Or la situation des médias chrétiens est plus que décevante dans tous les pays de l’Union européenne, du côté protestant comme du côté catholique. Si je regarde la France protestante, elle a un hebdomadaire qui tire péniblement 20 000 exemplaires et nous sommes très loin de ce que représente “Tribune juive” ou “L’Arche” du côté juif. La place médiatique des 800 000 Protestants est infiniment plus faible que la présence médiatique d’une communauté israélite qui n’a que 600 000 membres. Bien plus, les auditeurs juifs à Paris disposent d’une fréquence à plein temps, que se partagent quatre émetteurs, alors que les deux grandes dénominations chrétiennes à Paris, Radio Notre-Dame et Fréquence protestante, se partagent la même fréquence. Le monde catholique comprend certes de grands groupes de presse : Bayard, contrôlé par les Assomptionnistes, Malesherbes contrôlé par Le Monde, et le groupe Médias. Mais on peut se demander si le second de ces groupes est conscient de défendre ou même de propager le catholicisme. Après tout, il y a quelques jours, le Père Bandelier s’en prenait à “Prions en Église” pour avoir publié « deux pages scandaleuses sur le Christ ». Dans des termes, il est vrai peu ecclésiastiques, ce Père poursuivait : « j’en ai vraiment marre de voir auteurs catho et publications catho démolir la Foi et impunément ». Dès lors, quel christianisme survivra, dans vingt ans, si l’on adopte les positions de “Prions en Église” ou si on accepte sans réserve les émissions religieuses d’Arte ? Seul le groupe Médias défend solidement les milieux chrétiens, les idées chrétiennes et les valeurs chrétiennes, mais, nous le savons tous, il est très minoritaire. On peut d’ailleurs se demander si la multiplicité de publications réellement catholiques n’entraîne pas une dispersion dangereuse alors que le nombre de lecteurs est relativement faible. De surcroît il ne touche que des personnes déjà convaincues. Mieux vaudrait certainement un hebdomadaire de type “News magazine” d’inspiration réellement chrétienne et ouvert à un large public. Ce devait être le rôle de “La vie catholique” mais “La Vie catholique”, qui ne s’appelle plus catholique, ne le joue pas du tout. Or “L’évènement du jeudi” d’abord, puis « Marianne » en ce moment, montrent qu’avec un minimum de fonds on peut sortir un hebdomadaire tirant à plus de 100 000 exemplaires. Sans doute cela demanderait des moyens mais, si on les cherchait, on pourrait les trouver, peut-être même en se posant des tas de questions sur le rôle et l’impact réels que peut avoir la chaîne télévisée KTO. Il est vrai que la base de lecteurs potentiels est faible ; mais une revue bien faite pourrait attirer des lecteurs extérieurs au catholicisme traditionnel.
Où sont les catholiques français ?
Où est l’élite catholique française ? Renaissante dans le dernier tiers du XIXe et au début du XXe, entraînant derrière elle une masse non négligeable, car tous les historiens soulignent la renaissance de la pratique religieuse entre 1880 et 1910, elle va être décimée par la condamnation de “L’Action française” en 1926. Il suffit, aujourd’hui, de parcourir sérieusement le Bottin mondain ou le Who’s Who, en essayant de regarder les noms des familles les plus catholiques ou les plus protestantes et l’on voit combien elles ont pu être touchées par l’air du temps. Le taux de divorcés y est quasiment analogue à celui des milieux non-chrétiens. Tout cela souligne combien ont été particulièrement grandes en France les conséquences du recul de la pratique religieuse, le recul de l’impact religieux qui n’est pas dû seulement au laïcisme, parce que, que je sache, on a été plus laïciste vers 1950 qu’on ne l’est en 2002.
Bien sûr, le rôle et l’image du Pape Jean-Paul ont freiné, même chez les protestants, certaines évolutions et ont favorisé l’émergence de mouvements nouveaux, tels les mouvements charismatiques, très fortement marqués par le pentecôtisme issu du baptisme américain. Les congrégations charismatiques, catholiques ou protestantes, attachent, on le sait, une grande importance à l’effusion de l’Esprit-Saint. Les fidèles, profondément marqués par le baptême du saint-Esprit, sont des Chrétiens d’un grand dynamisme, proches souvent des piétistes mais méfiants devant l’intellectualisme. Ils sont à la pointe de la nouvelle évangélisation. Ils sont à l’origine des succès prodigieux des JMJ lancés par Jean-Paul II depuis une décennie.
Cette évolution du comportement des jeunes Chrétiens est évidemment une source d’optimisme. Mais il ne faut pas se leurrer. Nous ne devons pas béatement, comme le font trop de prêtres ou de pasteurs, croire que le Christ est toujours là pour éviter, réparer nos erreurs, nos bêtises, nos errements. Nous ne devons pas négliger l’impact de l’esprit de 68 qui n’est pas laxisme, refus de l’autorité mais qui est peut-être bien davantage, comme vient de le rappeler Luc Ferry, le refus de l’héritage et de la tradition religieuse. Dans la bouche du ministre de l’Éducation nationale, permettez-moi de dire que cela a un certain poids. Or cette mise en avant de la modernité, comme jadis le scientisme et le positivisme, a un impact d’autant plus grand que les Églises européennes, en France, en Europe de l’Est, en Europe du Nord, sauf sans doute en Pologne, en ont fait contre le Saint-Siège leur quasi règle d’or. Dès lors : quel avenir pour Dieu dans l’Europe de demain ? Disons-le clairement, l’avenir paraît sombre. Pour que Dieu retrouve sa place dans l’Europe de demain, il faut d’abord prier, mais il faut aussi que nos Églises se rechristianisent.
Rechristianiser les Eglises
Il y a maintenant quinze ans, lorsque Monsieur Sitruk est devenu Grand Rabbin de France, il a carrément annoncé qu’il voulait re-judaïser les Israélites en France. Je n’ai jamais entendu une formule de ce genre dans la bouche des Présidents de la Conférence épiscopale ou des Présidents de la Fondation protestante de France, bien que je l’aie suggérée à ces derniers dans un des articles de “Réforme”. Oui, au-delà des grâces que le Seigneur voudra bien nous accorder, il faut que nos Églises réfléchissent à des problèmes qu’elles n’abordent guère et qu’elles n’envisagent guère. Il y a d’abord la restructuration géographique de nos communautés dans un pays où le monde rural, au sens le plus large du terme, ne représente qu’à peine le quart de la population française, la répartition des prêtres et des pasteurs est telle que le monde urbain ou suburbain est largement sous-encadré, le monde rural sur-encadré. Je prendrai un exemple que je connais bien, le diocèse de Strasbourg : sur les mille prêtres dont il dispose, il n’y en a pas cinq cents dans les ensembles urbains qui représentent les deux tiers de la population alsacienne mais il y en a cinq cents pour les petites paroisses. Ce qui pose un problème de restructuration en attendant que l’on ait suffisamment de vocations.
Mais il y a aussi une nécessaire remise en cause de notre vision de la société. Même si la pauvreté doit demeurer un objet de préoccupation, elle ne doit pas devenir le seul centre de réflexion. N’oublions pas que près des quatre cinquième des Français appartiennent aux classes moyennes ou supérieures . Or depuis des décennies ces classes moyennes ont été abandonnées. On s’est bien gardé de tenir compte de leurs aspirations. Le discours de nos Églises est un discours systématiquement paupériste qui entraîne chez les fidèles qui appartiennent aux clases moyennes une réaction analogue à celle que l’on a rencontrée, le 21 avril dernier, sur le plan politique. Il n’y a pas de choc, bien sûr, on s’en va sur la pointe des pieds. On se laisse alors guider par les idéologues et par les intellectuels, témoin l’enquête de la Fédération protestante de France qui invite toute les paroisses réformées ou luthériennes à réfléchir à partir d’un dossier élaboré par des intellectuels parisiens, pendant l’année 2003, sur l’homosexualité. Comme s’il n’y avait pas de problème plus urgent à envisager la place et le rôle de la famille dans notre société d’aujourd’hui et dans celle de demain par exemple.
On pourrait ajouter une réflexion que m’inspire une réunion récente entre catholiques et protestants. Il y avait là une dizaine de prêtres et trois pasteurs : deux pasteurs luthériens qui étaient en col romain ; les prêtres et le pasteur réformé étaient en civil, ce qui est parfaitement compréhensible pour le pasteur, plus délicat pour les prêtres qui, au nom de l’égalité, veulent donner l’impression de refuser le caractère sacerdotal de leur formation. Notons d’ailleurs que les rapports parlementaires sur les sectes soulignent l’importance attachée par celles-ci aux vêtements et à la présentation des démarcheurs des principales sectes : blazer et pantalon gris, chaussures noires chez les scientologues et chez les Témoins de Jéhovah. Évidemment nous sommes loin du col roulé de nos trop nombreux curés, même quelquefois, il faut bien le dire, d’évêques.
Il faut renouveler la réflexion idéologique. Les prêtres entre 1945 et 1978 ont été formés dans un monde clérical dominé par une pensée para-marxiste. En 1985, on pouvait constater que près des deux tiers des prêtres et des pasteurs votaient à gauche alors que leurs fidèles votaient massivement à droite. Ceci se retrouvera en 1988, en 1993, en 1995, en 1997 et en 2002. Le discours clérical est aujourd’hui plus proche de la gauche que de celui de la droite. Et ce n’est pas propre à la France. Vous retrouvez cela de la même manière en République fédérale, plus encore peut-être, en Belgique et chez les pasteurs des Pays-Bas. Ce qui fait qu’aujourd’hui les évangéliques aux Pays-Bas ont constitué un parti considéré comme quasiment fascisant parce qu’il est traditionaliste et on n’hésite pas à l’appeler dans Le Monde “parti intégriste”. Je ne sais pas ce que veut dire un parti réformé intégriste, enfin, ça existe. On assiste au même phénomène dans le Canton de Vaud, en Suisse. Il suffit aujourd’hui de lire une bonne partie de la presse en passant par La Croix, La Vie ou de voir de grandes émissions chrétiennes de télévision, celle du dimanche matin en particulier, pour constater de telles déviances. Dès lors il ne faut pas s’étonner du nombre de départs, avec toutes les conséquences humaines bien sûr, mais aussi financières et naturellement plus encore spirituelles que cela implique. Ne nous étonnons pas de la montée des sectes. Elles se substituent à nos Églises et remplissent des fonctions que nos Églises ont négligées ou plus gravement oubliées. D’ailleurs nous devrions réfléchir aux méthodes des sectes les plus importantes, donc les plus dangereuses. Elles ont pignon sur rue ; elles ont des permanences ; elles ont des réunions annoncées par voie d’affiches, de publicités quand elles n’organisent pas des séminaires de recyclage ou de formation permanente de cadres et cela est fort rémunérateur. Nous, nous faisons cela dans nos couvents, nos monastères, nos centres de rencontre et cela ne rapporte pas grand chose à l’Église. Je me souviens d’avoir, il y a quinze ans, suggéré d’organiser un séminaire de recyclage sur Economie et Ethique, en demandant une somme qui devait être de l’ordre de dix mille Francs par participant. On m’a ri au nez : « ce n’est pas la vocation de l’Église ». Je veux bien. On a laissé passer l’affaire, elle a été organisée par les scientologues d’Alsace !
Une action coordonnée
Au demeurant, je me sens, n’étant pas catholique, très libre de le dire, on peut se demander si la place de Dieu dans l’Europe de demain ne passe pas par une action coordonnée des évangélistes, catholiques et protestants, des charismatiques et de l’Opus Dei.
Que vient faire l’Opus Dei ? Cette œuvre d’Église, fidèle au Pape et au Saint-Siège, a su admirablement analyser les raisons de la crise chrétienne et en a tiré un certain nombre de conséquences. Saint Escriva de Balaguer n’a d’ailleurs rien inventé. Il a repris les leçons de Saint Ignace de Loyola et il les a appliquées. Saint Ignace avait compris que, pour lutter contre la Réforme, née à l’origine dans un milieu cultivé, bourgeois, voire universitaire, il fallait former une élite solide. Ce fut le rôle des collèges de Jésuites, suivis ensuite par d’autres ordres. Mais, dans les années 1960, la Compagnie de Jésus a renoncé à la plupart de ses collèges pour s’occuper de Centres d’apprentissage.
C’est cette formation d’une élite que reprend l’Opus Dei aujourd’hui. Certes, ce n’est pas le cas en France où on connaît les grandes difficultés de l’Institut catholique ou de la « Catho » d’Angers. C’est le cas en Espagne où l’Université de Navarre qui est une université-phare de l’Opus compte parmi les meilleures d’Espagne. N’oublions pas que le premier Institut de formation à la gestion en Europe est un Institut installé à Barcelone et géré selon les principes de l’Opus.
Par conséquent, cette coopération des charismatiques et de l’Opus Dei, que, me semble-t-il, de vrais catholiques devraient s’abstenir de critiquer systématiquement, peut peut-être conduire à une vraie renaissance chrétienne en Europe. Si l’on veut que Dieu soit toujours vivant dans l’Europe de demain, il faut que les Communautés religieuses sortent du ghetto dans lequel elles se sont laissées enfermer et que se substitue aux groupuscules qui se multiplient une organisation un peu plus large : on peut se demander s’il n’y aurait pas intérêt - je me tourne, bien sûr, vers Monsieur le Président Aumonier - à relancer quelque chose d’équivalent du CCIF et qui ne connaisse pas les dérives du CCIF ; car les Semaines des Intellectuels catholiques ont été dans les années 1950 de grands moments et vous n’y étiez point étranger.
L’Église serait ainsi plus présente. J’ai beaucoup, peut-être un peu trop, insisté sur la France. Mais cette situation se retrouve dans toute l’Europe catholique occidentale, à l’exception peut-être de l’Italie où le Pape est plus agissant. Mais vous la retrouvez en Espagne, en Belgique, en Allemagne dont l’épiscopat a des réactions bien ambiguës, en décalage d’ailleurs avec les comportements des fidèles allemands.
Espérons qu’on veuille bien un jour, tant chez les catholiques que chez les protestants, travailler à une vraie renaissance chrétienne pour que l’Europe chrétienne demeure et prions le Seigneur pour qu’il en soit ainsi.
Echange de vues
Le Président : Après ce vaste tour d’horizon qui vous a permis de faire plus qu’un bilan, la situation ne semble guère réjouissante.
Nous pouvons mettre à profit le temps qu’il nous reste pour voir comment l’on pourrait, sur les pistes que vous nous donnez, mettre en œuvre de façon pratique, efficace, une action pouvant permettre de ne pas subir.
Est-ce que je peux vous poser une question qui est un peu marginale par rapport à votre exposé mais, cependant, d’actualité ? Vous avez évoqué, parmi les causes, l’islamisme. J’aurais voulu avoir votre sentiment sur le point suivant : est-ce qu’il y a la place pour un Islam modéré ou pour un Islam occidentalisé, comme certains le disent ou l’espèrent ? Que vous inspirent ces perspectives d’une reconnaissance officielle, institutionnelle, de l’Islam par rapport à cette présence islamique que vous avez évoquée au début de votre exposé ?
François-Georges Dreyfus : Qu’est-ce que c’est qu’un Islam modéré ? C’est un Islam laïcisé, tel qu’il existe en Turquie. Reconnaissons que ce serait infiniment souhaitable. C’est ce que souhaitait Kemal Ataturk. Or, en Turquie cet Islam modéré ne touche que quinze, au maximum vingt pour cent de la population. Il suffit de voir ce qu’est la vie d’un village turc d’Anatolie pour se rendre compte que nous sommes encore très loin d’un Islam modéré, disons laïcisé dans le bon sens du terme.
Dans le cas de la France, je reprendrai ce qu’a dit un jour un de mes amis : il y a 30 % de musulmans d’origine, disons de jeunes Beurs, qui sont totalement intégrés et qui ont quasiment perdu tout contact avec l’Islam, qui ne suivent même pas toujours le Ramadan et qui, en tout cas, s’ils respectent le Ramadan, ne sont pas gênés pour boire de l’alcool et du vin dans un repas ; il y en a 30 % qui balancent, puis un dernier tiers qui, lui, reste attaché à l’Islam traditionnel et c’est le terrain qu’essaient de travailler les Islamistes. Or, ces 30 % de musulmans sont pauvres, sans culture et souvent sans travail, concurrencés sur ce plan par des milliers de clandestins trop souvent soutenus dans leurs revendications tant par les gauchistes que par de trop nombreux clercs, catholiques ou protestants. La voie qu’essaie de suivre le Gouvernement en créant une Institution représentative des Musulmans de France, vous me permettrez de dire qu’elle me paraît dangereuse. À cet égard, je regrette que nos gouvernants n’aient aucune connaissance historique. Car le problème s’est posé pour une autre Communauté religieuse, au début du XIXe siècle, lorsque la communauté juive française est devenue citoyenne de plein exercice en gardant toute une série de traditions qui n’étaient pas du tout conformes aux traditions de la République. Qu’a fait alors l’Empereur Napoléon ? Il a réuni, en 1807, le grand Sanhédrin, c’est-à-dire une assemblée de vingt-six dirigeants laïcs de communautés importantes et de quarante-cinq Rabbins de l’Empire, d’un Empire qui s’étend à l’Est au Piémont et à la rive gauche du Rhin, dans lequel il y a à ce moment-là près d’un million de juifs. Même s’ils sont très peu en France, ils sont relativement nombreux en Allemagne, en Italie. L’Empereur et ses conseillers ont écouté ces personnalités. Puis, Monsieur de Portalis, Ministre des Cultes depuis 1804, a fait un catalogue de ces propositions en précisant : cela on peut le garder, cela on ne le garde pas. Il a dit carrément au Sanhédrin ce que vous pouvez garder, vous le gardez, il n’y a aucun problème. Ce que vous ne pouvez pas garder ou bien vous reconnaissez que vous ne pouvez pas le garder et vous êtes des citoyens français de plein exercice, ou bien vous ne le reconnaissez pas et vous ne serez pas des citoyens de plein exercice. Le résultat est que le Sanhédrin, à une très large majorité, a approuvé les propositions de Portalis, ce qui amène l’Empereur a compléter les articles organiques par un décret impérial de 1808 qui organise un judaïsme français à l’image des Églises protestantes : un Consistoire central, des Rabbins consistoriaux comme il y a des présidents de Consistoire du côté protestant.
Je dirai qu’aujourd’hui, on réunit tous les responsables de toutes les communautés musulmanes, on leur dit : cela, vous pouvez le conserver - la circoncision, le Ramadan, cela ne gène personne - cela, pas question : l’excision, par exemple ou l’idée de Djihad ou la polygamie. Si vous l’acceptez, vous serez considérés comme des citoyens français ordinaires, si vous le refusez, vous ne serez que des citoyens de statut musulman, analogues aux électeurs du second collège en Algérie. Il y aurait dès lors une Fédération musulmane reconnue et des communautés musulmanes aux droits précaires. Au fond, il s’agirait d’appliquer simplement, mais strictement, le droit religieux turc. Ce qui m’amène d’ailleurs à penser, et je le dis très clairement, qu’il faut, quoi qu’on puisse dire dans nos Églises, totalement transformer la loi de 1905. Il faut qu’il y ait des cultes reconnus, des cultes autorisés et des cultes tolérés dans un certain nombre de cas. Dès lors, il ne pourrait y avoir d’Islam reconnu que si les Imams sont tous soit citoyens français, soit formés dans une école islamique en France. S’ils sont étrangers, ils n’auraient le droit de prêcher qu’avec l’autorisation du Gouvernement de la République comme c’était le cas avant 1905 et ce l’est toujours dans les articles organiques en Alsace.
Jean-Claude Roqueplo : Vous avez tout à l’heure fait allusion aux propos du ministre de l’Éducation nationale, Monsieur Luc Ferry. Qu’y a-t-il, selon vous, de positif ou, au contraire, de dangereux dans la démarche qu’il veut amorcer pour un enseignement du « fait religieux à l’école » ?
François-Georges Dreyfus : A priori, je vous avoue honnêtement que quand je regarde les programmes de l’enseignement secondaire tels qu’ils existaient dans les années 1950, quand j’étais professeur de lycée, tout y est ! L’histoire du peuple juif, la vie du Christ et le développement du christianisme, l’Islam et les Croisades, la Réforme et les Guerres de religion. On parlait du Jansénisme parce qu’il est difficile d’aborder le règne de Louis XIV sans parler de Jansénisme. De leur côté, mes collègues littéraires, eux, embrayaient sur Pascal, retrouvant ce Jansénisme en étudiant Les Provinciales. Donc, à ce moment-là, il y avait un enseignement du fait religieux. Aujourd’hui, il n’y a plus rien. Quand vous entendez des commentaires de maîtres d’école primaire ou même du secondaire, disons de collège en tout cas, au musée du Louvre, devant des tableaux religieux du XVIIe siècle en particulier, c’est assez aberrant.
Aujourd’hui, je pense qu’il est indispensable de rappeler systématiquement l’importance historique du fait religieux, comme avant 1960. Evidemment, dans l’enseignement public, il ne faut pas en profiter pour faire de l’évangélisation. On se contente d’expliquer les faits, cela ne va pas plus loin. Naturellement, dans l’enseignement religieux, n’hésitons pas à en profiter pour ajouter à la connaissance un minimum de prosélytisme.
Pierre Boisard : Je voulais dire au Professeur Dreyfus que je reconnais la fougue que j’ai toujours trouvée en lui et qui emporte l’adhésion.
Pourtant, je tempérerai un peu ses propos par l’Espérance, qui est une vertu chrétienne et qui fait que nous pensons que le Christ est vivant et qu’il continue d’assister les Chrétiens et l’Église.
Je voudrais aborder avec lui trois problèmes. Le premier concerne l’Islam. Ici même, j’ai interpellé un ancien ministre de la République, Madame Catala, pour lui demander si elle savait que les pouvoirs publics, de droite et de gauche, favorisaient la polygamie qui n’est pas reconnue, à ce que je sache, par les lois françaises. Elle m’a répondu : c’est impossible qu’on l’interdise. Voilà, la première remarque que je voulais faire à propos de l’Islam. En revanche, je voudrais vous poser deux questions. La première a trait au Concile. Vous avez dit que le Concile avait été pour beaucoup dans le désarroi des Catholiques. Peut-être, mais on peut se demander aussi s’il n’était pas révélateur d’une crise qui couvait depuis longtemps et qui rendait nécessaire ce Concile. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.
Deuxièmement, vous dites que 90 % des Américains croient en Dieu. C’est vrai, mais on peut se demander si un certain nombre d’entre eux ne se répartissent pas dans une prolifération de sectes ou même de religions qui ressemblent fort à des sectes.
François-Georges Dreyfus : Monsieur Boisard, je vous remercie fortement de vos questions.
Je vous dis tout de suite que le Conseil d’État a admis que, dans certains cas, la polygamie puisse être reconnue en France. C’est d’ailleurs, à mon avis, un arrêt ridicule et scandaleux, mais il existe ; il y en a un autre d’ailleurs sur le port du tchador sur lequel je préfère ne rien dire non plus.
À propos du Concile, je vais vous renvoyer à une revue que vous connaissez peut-être, qui s’appelle La Nef . Le dernier numéro de La Nef est consacré au problème conciliaire. Quand on lit un certain nombre de textes, on commence à se poser de nombreux problèmes sur la situation à l’intérieur même de l’Église. Il est vrai qu’il y avait des problèmes. C’est vrai qu’il y avait besoin d’un ajjiornamento, ce à quoi s’opposait fermement une bonne partie de la Curie. Tout cela, c’est incontestable. Mais il y a les textes du Concile et il y a la manière dont on les a appliqués. Les dérives ne sont pas imputables au Concile mais à la manière dont il a été appliqué dans l’Église ! Et quelquefois, même un Pape, Paul VI, a trahi le Concile.
Un grand problème dans l’Église, aujourd’hui, c’est le problème de la liturgie. Si vous regardez le décret sur la liturgie, c’est un habile mélange de la tradition de Saint Pie V et d’un renouveau incontestable mais qui souligne l’importance et du latin et du grégorien. « De quoi ? de quoi ? », disent un certain nombre de clercs qui arrivent à obtenir du Pape Paul VI un décret sur la liturgie qui, lui, est en contradiction - c’est le Pape, c’est lui qui décide, en définitive - avec ce que dit le Concile.
Et si j’en crois le témoignage de Jean Guitton, donné publiquement à Radio Courtoisie, le but recherché par le Saint-Père a été de favoriser une liturgie qui puisse rapprocher la liturgie calviniste. D’ailleurs, Jean Guitton disait « la liturgie protestante » ce à quoi j’ai dit “non”. En effet, il s’agissait de la liturgie réformée, celle que connaît Paul VI, parce que c’est celle des Vaudois, qui n’a rien à voir avec la liturgie luthérienne. Si Monseigneur Montini avait été en Scandinavie, il se serait aperçu que la liturgie luthérienne, bien sûr, ce n’est pas la liturgie catholique, mais elle n’en est pas éloignée. Soyons honnêtes, le Catholique moyen, dans aucun pays d’Europe, n’a dû lire in extenso les décrets conciliaires.
Il y a eu une véritable révolution après le Concile. Ce n’est pas le Concile qu’on peut mettre en cause. Je l’ai dit, je suis tout à fait favorable aux décrets conciliaires ; ce que je remets en cause, c’et la manière dont le Concile est respecté et appliqué par les évêques, en tout cas en Europe. J’en voudrais pour preuve la manière dont les évêques, aujourd’hui, appliquent un motu proprio du Saint-Siège sur une certaine forme de liturgie. Je ne voudrais pas insister parce que je serais peut-être assez sévère sur un certain nombre de diocèses de France. Voilà ce que je peux répondre pour le Concile.
Pour les Américains, ce que vous dites est vrai. Mais, ne l’oublions quand même pas, sur le nombre de sectaires, les Américains ont des statistiques très précises puisque, vous le savez comme moi, ce que vous donnez à l’Église, si vous le déclarez, vous ne payez pas d’impôt dessus. Donc on sait très bien qui paye et pour quoi. Or, les sectes ne représentent que dix millions d’Américains, dix millions de familles, de foyers fiscaux. Cela fait vingt millions de personnes ou trente, sur une population de deux cents cinquante millions d’habitants ; cela fait moins de 20 % de la population.
André Aumonier : Je voudrais poser une question concernant la place de Dieu en Europe dans les institutions européennes et notamment la Constitution européenne. Il y a à l’heure actuelle un débat parmi les catholiques, peut-être aussi chez les protestants, pour savoir si nous devons, ou non, demander - notamment au Président Giscard d’Estaing - d’introduire dans la Constitution européenne, soit Dieu, expressis verbis, soit les valeurs chrétiennes. Pour avancer une réponse, il y a deux écoles, parmi les Chrétiens. La première tient compte de la sociologie de nos pays. En France, on vit la laïcité, et nous, Catholiques, n’avons pas à avoir une autre attitude au niveau de l’Europe. Une autre école, qui est plus allemande ou polonaise que française : si nous croyons en Dieu il faut mettre Dieu dans la Constitution.
J’aimerais savoir comment vous jugez l’opportunité de la présence dans la Constitution de Dieu lui-même ou seulement de valeurs chrétiennes ?
François-Georges Dreyfus : Je vous répondrai un peu comme son Excellence Monseigneur l’évêque d’Autun dans les États-Généraux, en août 1789. « Ne parlons pas de Dieu, mais parlons de l’Etre suprême » et n’oubliez pas que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen s’ouvre en présence de l’Etre-suprême.
Je ne vous cache pas que je trouve la position française d’une hypocrisie invraisemblable. C’est vrai que, dans la tradition française, parler de Dieu en lui-même dans une Constitution, cela ne paraît pas pensable. Je vous étonne peut-être en vous le disant de cette manière, mais je crois que là vraiment, on choquerait une partie de la population française. Mais si l’on parle de l’héritage chrétien ou judéo-chrétien à ce moment-là, moi, cela ne me gêne pas du tout. Je ne souhaiterais pas que l’on parle de christianisme social parce que ce serait une petite branche seulement du christianisme, je dirais l’héritage judéo-chrétien ; c’est celui de tous les États européens depuis la Finlande ou le nord de la Suède jusqu’à Malte. Je trouve que ce devrait être dit carrément dans le texte. C’est le parti socialiste qui y était hostile. Permettez-moi de vous rappeler que depuis quelques semaines le parti socialiste a perdu la majorité à l’Assemblée nationale.
Ces problèmes se sont posés, il y a cinquante ans, sous une autre forme, et une majorité un peu analogue à celle que nous connaissons aujourd’hui avait voté les lois Marie-Barangé. On peut penser beaucoup de choses des lois Marie-Barangé, mais elles étaient beaucoup plus importantes à mon avis, beaucoup moins nocives que la loi Debré.
Henri Lafont : Voici deux questions, Monsieur le Professeur ; l’une est assez ponctuelle, l’autre plus générale.
La première, que personne ici ne s’étonnera de me voir vous poser : je vous ai entendu dire que vous aviez découvert qu’il existait dans la Torah un rejet de l’avortement et de l’homosexualité. Nous entendons ou lisons périodiquement des discours de personnalités, juives ou protestantes, disant : l’avortement, il n’en est pas question dans la Bible, j’ai lu cela encore tout récemment.
François-Georges Dreyfus : Je vous donne la référence : la prohibition formelle de l’avortement est un commandement biblique, Exode, 23, 26.
Pour l’homosexualité, il y a plusieurs références (Lévitique, 18,22 et 20, 13) et elle est punie de mort (Lévitique, 20, 13). Je les connais car j’ai interdit, quand j’étais adjoint au Maire de Strasbourg, une exposition sur l’homosexualité à la bibliothèque municipale, je me suis fait traiter de tous les noms par quelqu’un qui disait que, quand on était d’origine juive, on ne peut pas empêcher cela. Je lui ai dit : « justement, je suis d’origine juive, même si je suis devenu chrétien et si je suis baptisé, et ... l’homosexualité est condamnée dans le Lévitique.
Henri Lafont : Ma deuxième question a un tout autre site. Des relations ont eu lieu entre l’Église catholique et des Églises luthériennes qui ont abouti à une sorte d’accord sur la justification ; à Augsburg si j’ai bonne mémoire. Pensez-vous que ce genre d’accord, dont beaucoup de catholiques n’ont pas très bien compris la portée, peut avoir une répercussion sur un certain renouvellement de la présence de Dieu dans l’Europe par une réconciliation entre des Églises qui, jusqu’à présent, s’écoutent mal ?
François-Georges Dreyfus : Soyons très honnêtes. Cet accord d’Augsburg de 1999 est un texte tout à fait important, mais s’il a été reconnu par la Fédération luthérienne mondiale, je ne suis pas sûr qu’il fasse l’unanimité de tous les théologiens, de tous les pasteurs et de toutes les paroisses luthériennes en Scandinavie, en Allemagne, en France ou aux Etats-Unis. Un bon nombre de mes collègues enseignant la dogmatique luthérienne l’approuvent et un nombre non moins négligeable, presque analogue, le rejettent.
En fait, vous avez là le problème que vous connaissez dans l’Église catholique : dans les deux tendances du protestantisme français, luthérien ou réformé, il y a celui qui reste trinitarien et qui est assez favorable à des accords de ce genre, ce qui pourrait conduire d’une certaine manière à un renforcement encore plus grand des liens entre nos Églises et il y a ceux qui, à l’intérieur de nos Églises, le rejettent. Il faut que nous en soyons conscients ! Après tout, c’est dans le domaine public, car il y avait des représentants de l’Église catholique. Il y a quelques semaines, j’ai assisté au culte de rentrée de la Faculté de théologie protestante de Paris. Au cours de ce culte, il y avait naturellement dans la liturgie une confession de Foi ; seulement, elle n’était pas trinitaire, ce qui pose quand même problème. Je n’insisterai pas. Ceux qui me connaissent savent que j’ai poussé un « coup de gueule », je le dis comme cela mais comme le Général Roqueplo est un militaire, il acceptera le terme, et cela a fait quand même un peu de bruit dans le Landerneau protestant. C’est vrai que cette tendance existe et, par conséquent, cela ne facilite pas les choses.
Vous avez des réformés ou des luthériens. La Faculté réformée d’Aix a condamné officiellement l’avortement, a officiellement condamné l’homosexualité. Sur l’homosexualité, dans le “Courrier des lecteurs” de Réformes sorti aujourd’hui, il y a une lettre d’un pasteur qui trouve qu’en effet, mettre en place tout ce que l’on fait actuellement dans nos Églises sur l’homosexualité c’est quand même pousser très loin les choses.
Gabriel Blancher : Il est bien certain que, malgré les difficultés, il faut mener une action aussi énergique que possible pour rétablir, si on le peut, la place de Dieu dans l’Europe de demain, par tous les moyens indiqués. Mais cette action sera difficile puisqu’il s’agit d’une société laïque, admettant toutes les religions, admettant également l’absence de religion.
Ne pourrait-on pas mener parallèlement une autre action, qui se fonderait sur l’héritage de la tradition chrétienne ? Vous avez fait remarquer, très justement, que les Droits de l’Homme sont manifestement d’origine chrétienne. Par une défense rigoureuse des Droits de l’Homme et en s’appuyant sur eux, ne pourrait-on pas mener également une action utile ?
Je donne un exemple : dans les Droits de l’Homme, l’un des premiers droits est le droit à la vie et d’ailleurs, dans la Convention internationale des Droits de l’Enfant, « le droit à la vie » est inscrit en toutes lettres et s’oppose à l’avortement. Vous savez que le Gouvernement français n’a pu ratifier cette Convention qu’en y mettant une réserve concernant ce point.
Ainsi, une défense très rigoureuse et très ferme des Droits de l’Homme peut aboutir dans certains cas à rétablir la place de Dieu, du moins la place des principes d’origine chrétienne. Voilà la suggestion que je voulais formuler et je serais heureux de connaître votre point de vue à ce sujet.
François-Georges Dreyfus : Un, je vous remercie d’avoir posé la question. Deux, je suis tout à fait d’accord avec votre suggestion, à une condition c’est que ceux qui ont autorité dans nos Églises, la vôtre comme la mienne, n’hésitent pas à rappeler toujours que les droits de l’homme, dans leur fondement même, sont d’origine chrétienne ou, disons, judéo-chrétienne, incontestablement ! Encore faut-il le dire !
Vous avouerai-je qu’en 1989, le district du Rotary d’Alsace-Lorraine m’a demandé de parler des Droits de l’Homme ? Quand j’ai parlé des origines chrétiennes des Droits de l’Homme, il y a des tas de gens, qui n’étaient pas contre !, mais qui ont dit « vous êtes sûr ? » Oui, je suis sûr ! devant les textes bibliques qu’ils ne connaissaient pas, bien sûr, ils ont été sidérés ! ils étaient d’ailleurs tout à fait d’accord ! Cela ne les choquait pas ! Encore fallait-il le dire et ce que je voudrais simplement souligner c’est que là-dessus, nos Présidents d’Église d’un côté, vos Évêques de l’autre, sont plutôt silencieux. Heureusement, il y a le Pape qui, lui le dit, ne cesse de le dire ! Mais il n’est pas toujours écouté ou il est peut-être écouté mais cela ne va pas plus loin.
Marie-Joëlle Guillaume : Si vous le permettez, j’aimerais revenir sur la question du Concile. J’ai beaucoup apprécié l’ensemble de votre exposé, mais je ne partage pas votre sévérité sur ce point. Comme vous l’avez très bien dit, c’est l’application du Concile qui a posé un problème, non ses textes eux-mêmes. Vous avez aussi, à un autre moment, fait allusion à Mai 68. Or je crois qu’il faut relier les deux événements. C’est Mai 68 qui a tout bouleversé. Dans la mesure où c’était une remise en cause radicale des institutions et de toute autorité, l’Eglise était atteinte de plein fouet. Il me semble que si nous minimisons l’impact de Mai 68, trois ans après la clôture du Concile, sur les attitudes de cette année-là, nous sommes forcément injustes. Et de même, je crois, pour la liturgie. Le pape Paul VI, comme l’ensemble du Concile, souhaitait une liturgie mieux comprise des fidèles et plus proche d’eux. Les invraisemblables fantaisies liturgiques de la fin des années soixante et des années soixante-dix ont été, me semble-t-il, le fruit désastreux de la contestation généralisée et de la « créativité » soixante-huitarde.
François-Georges Dreyfus : Mai 1968 a eu incontestablement une influence considérable sur l’évolution du catholicisme européen (et du protestantisme aussi, cela va sans dire). L’Eglise de France est particulièrement touchée et la crise y sera aggravée par les ambiguïtés du comportement de très nombreux évêques. Malgré Humanae Vitae, il faudra plus de deux ans au Cardinal Marty pour mettre en garde contre les assertions du Père Ribes s.j. sur l’avortement, publiées dans Les Etudes. Du reste, entre 1968 et 1975, plus de 20 % des prêtres défroquent . C’est l’air du temps qui explique que le nombre de divorces passent de 38 900 en 1970 à plus de 120 000 aujourd’hui. (Notons qu’en Italie et en Espagne le taux de « divortialité » est presque analogue au taux français, 0,5 pour 1000 habitants en 1975 ; alors qu’il était impossible de divorcer dans ces deux Etats en 1960...).
Mais soyons conscients que le Concile a par lui-même joué un rôle. Il suffit de se reporter à Philippe Levillain, la Mécanique politique de Vatican II. Face aux théologiens et prêtres « engagés » derrière le Père Congar s’opposent, dès 1961, nombre de fidèles effarés par les déclarations de tel ou tel, par exemple sur le mariage des prêtres, l’ordination de femmes à la prêtrise, le renforcement de la place des laïcs dans la vie ecclésiastique. Toute une série d’ouvrages de théologiens protestants libéraux (Bultmann, Tillich) sont publiés, avec louanges, par de grands éditeurs catholiques, bien avant 1968 !
Il ne faut pas minimiser 1968 dont les conséquences ont été dramatiques et perdurent, mais 1968 n’est pas né tout seul. La montée des idées de 1968 dans le monde est d’abord politique et idéologique : elles apparaissent vers 1964 aux Etats-Unis et 1965/1966 en Europe. Elles ont touché l’Eglise à ce moment, mais un mouvement idéologique critique se développe depuis plus longtemps chez les théologiens. Quant aux fantaisies liturgiques, elles ont été facilitées par le décret de Paul VI amendant fortement le décret conciliaire.
Le Président : Je crois que l’intensité de l’attention de l’auditoire et des applaudissements qui ont suivi votre intervention suffisent pour démontrer l’intérêt que nous avons pu porter à ce que vous nous avez dit. Nous tâcherons d’en garder la mémoire et de le méditer.
Du même auteur : L’Allemagne contemporaine, P.U.F., 1991. Histoire de la résistance, Editions de Fallois, 1995, (nouvelle édition, France loisirs, 2001). Le IIIème Reich, Livre de poche, 1998. Les passions républicaines 1870-1940, Editions de Bartillat, 2000. Le patriotisme des français sous l’occupation, Editions de Paris, 2001. 1919-1939, L’engrenage, Editions de Fallois, 2002.


Décrocher 500 signatures ... pas si évident que cela ... sans appareil ...

C'est un souci partagé à gauche comme à droite. Les «petits» candidats, même de renom, privés d'un important réseau d'élus, rament pour décrocher les 500 signatures d'élus indispensables pour se lancer dans la course élyséenne. Les prétendants disposent de trois semaines entre le 22 février et le 16 mars pour réunir les précieux paraphes et les déposer au Conseil constitutionnel, chargé de les valider. Les «sages» annonceront le nom des candidats le 19 mars. Dans cette dernière ligne droite, chacun fait ses pointages. Pour tenter de convaincre les derniers élus hésitants, chaque formation déploie ses propres stratégies. Tour d'horizon.
Dernier à s'être mis sur les rangs alors que d'autres vont de commune en commune depuis septembre 2006, José Bové va devoir mettre les bouchées doubles pour prendre place sur la ligne de départ. Le militant altermondialiste peut compter sur les réseaux mis en place depuis la bataille pour le non à la Constitution européenne, en mai 2005. Il espère également récolter une partie des promesses de signatures de Nicolas Hulot. Il en disposerait de 250 actuellement. «Ce sont des signatures qui viennent de maires de petits villages. Nous partons avec du retard et sans organisation», avoue le communiste Jacques Perreux, chargé de la chasse aux signatures, qui table «sur les gestes spontanés des élus. La gauche doit comprendre qu'elle a besoin de cette candidature alternative». Pour mieux les convaincre, une lettre a été envoyée aux maires de gauche de villes de plus de 2 500 habitants, et une deuxième est partie dans les autres communes. Quatre bénévoles sont mobilisés.
Autre candidat à participer à sa première campagne présidentielle, le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan. Le député (ex-UMP) cible prioritairement les maires des communes qui ont voté non au référendum de 2005. Son staff assure qu'il dispose environ de 400 promesses. Six à sept personnes se relaient pour faire le siège des maires. «Mais ils s'autocensurent et ne veulent pas se mouiller. Ils refusent de s'engager et craignent les répercussions de leurs actes», confie un des membres de son club Debout la République.
Même tonalité chez les Verts. Claude Taleb, le directeur de campagne de Dominique Voynet, avoue que «c'est beaucoup plus dur qu'[il] ne le [pensait]. C'est un peu chaud». Les élus verts et les secrétaires régionaux doivent prochainement se réunir pour peaufiner leur dispositif. Pour le moment, les anciens parrains de Noël Mamère, candidat en 2002, font l'objet de toutes les attentions : «J'ai sous clé 400 promesses sûres. Les autres, nous ne les comptabilisons pas», assure Claude Taleb, qui attend une «attitude un peu moins hostile de [leurs] partenaires socialistes. Les élus verts qui travaillent avec des élus socialistes subissent leurs pressions. Avec les élections municipales qui suivent, les maires ne sont pas très chauds pour s'engager». A la LCR, les responsables annoncent 420 promesses de signatures pour Olivier Besancenot, après avoir visité 11 000 maires. «Il y a quinze jours, nous sommes allés revoir 300 hésitants, et 15 % d'entre eux sont tombés du bon côté», explique le camarade «Olive», chargé de l'opération. Trois à quatre personnes sont mobilisées en permanence, et les sections parisiennes ont été appelées à prêter main-forte à celles de province. «La consigne de Hollande [aux socialistes de ne donner leur signature qu'à Ségolène Royal, ndlr] entraîne un blocage total. Sur 1 000 hésitants, un tiers sont proches ou encartés au PS. Vu leurs difficultés dans ce début de campagne, cela ne les incline pas à des gestes de largesse à notre égard», poursuit Olive. La LCR a d'abord concentré ses efforts sur les maires qui avaient parrainé Besancenot en 2002, avant d'élargir son terrain de chasse. Il y a cinq ans, le PS lui avait donné un petit coup de pouce, histoire de mettre un concurrent dans les pattes d'Arlette Laguiller et ainsi de l'affaiblir, analysait alors la Rue de Solferino...
Justement, la candidate de LO revendique 510 promesses de signatures et cherche à s'assurer un matelas de sécurité en cas de désistements inopinés. Avec une sixième campagne présidentielle, les militants sont désormais aguerris. Mais, pour la première fois, LO a fait publiquement état de ses difficultés à collecter les signatures. Dans une lettre adressée en juillet 2006 à Besancenot, Laguiller n'excluait pas d'appeler à voter pour le candidat de la LCR au cas où elle ne réussissait pas à obtenir ses paraphes.
Même souci de capitaliser chez Philippe de Villiers, qui a dépassé lui aussi les 500 promesses. «Mais comme on redoute à peu près 20 % de pertes, il faut en réunir 750-800», précise un membre de son équipe de campagne. Cinq personnes sont enrôlées à plein temps pour atteindre cet objectif. Chez Jean-Marie Le Pen, le constat est inquiétant sans être catastrophique. «Nous en sommes au même point qu'en 2002», explique Louis Aliot, secrétaire général du FN. Mais il mise sur l'allongement d'une semaine du délai de collecte par rapport à 2002. Il y a cinq ans, à dix jours de la date fatidique, les responsables frontistes s'étaient aperçus que les promesses avaient fondu, les maires se désistant les uns après les autres. Aujourd'hui, Le Pen aurait entre 430 et 450 promesses de signatures. «Pour le moment, c'est juste. Cela va demander un effort jusqu'au dernier jour», poursuit Aliot. Pour s'assurer une marge de sûreté, le FN a mis sur pied une cellule de prises de rendez-vous avec 8 permanents salariés. Sur le terrain 25 personnes sont en chasse. «Même les maires qui ne se représentent pas en 2008 craignent de donner leur signature. Et pas seulement à Le Pen», se désole Louis Aliot. Le FN a démarré sa récolte en mai 2006 pour s'éviter la grande frayeur de 2002, quand il avait péniblement obtenu 534 signatures. Coût de l'opération à l'époque, un million d'euros en déplacements et coups de téléphone. «Et là, ça va nous coûter encore plus cher», estime le secrétaire général. Au tarif 2002, cela mettrait la signature d'un élu à près de 2 000 euros.

1 commentaire:

Chris a dit…

Un peu long comme texte.